«Le projet Riopelle», jolie collection

À l’occasion du 100e anniversaire de la naissance de Jean Paul Riopelle, Robert Lepage consacre au peintre, considéré par plusieurs comme le père de la modernité artistique au Québec, un spectacle ambitieux, un triptyque d’une durée de 4 h 30 (comprenant deux entractes de 20 minutes). Les neuf interprètes du Projet Riopelleentraînent le public, souvent ébloui, parfois ému et abondamment amusé, des années 1940 jusqu’au tout début des années 2000, de l’automatisme au surréalisme, de la figuration à l’abstraction, de Montréal à Paris, en passant par East Hampton, Sainte-Marguerite-du-Lac-Masson, L’Isle-aux-Grues et Saint-Cyr-en-Arthies.
Dès les premières secondes, on constate un criant manque d’huile dans les engrenages. Bien entendu, la production est en tout début de parcours, mais pour l’heure, les changements de décor, nombreux et pas toujours pertinents, sont fastidieux de bout en bout. Ce qui ne nous empêche pas de ressentir un grand bonheur à renouer avec le vocabulaire esthétique de Lepage. Des moments quotidiens aux séquences oniriques, des scènes de vaudeville aux envolées lyriques, des corps attablés dans un café à ceux qu’on incruste savamment dans un paysage sublime, on retrouve ici la plupart des motifs qui ont fait la renommée du créateur.
Malheureusement, d’un point de vue dramaturgique, le spectacle coécrit avec Steve Blanchet et Olivier Kemeid s’apparente à une suite de tableaux épars, de vignettes dépareillées, de cartes postales juxtaposées. On file en voiture dans les rues de la Ville lumière, on fonce en chaloupe sur la Seine, on surplombe en avion l’immensité du Grand Nord. Puis on marche sur la plage, on patine sur le lac gelé, on contemple le vol des oies sauvages. C’est fort joli, on rigole à profusion, on croise des figures importantes, d’André Breton à Joan Miró en passant par Muriel Guilbault, Maurice Richard, Samuel Beckett, Marcelle Ferron et Jackson Pollock, mais on ne peut s’empêcher de constater que le sujet de l’oeuvre, Jean Paul Riopelle, échappe à son créateur.
Ainsi le spectacle nous apprend peu de choses sur l’homme, sur ses idées et ses convictions, en somme sur la pensée qui sous-tend sa démarche. Seule la reconstitution d’une entrevue accordée à Fernand Seguin à Radio-Canada en 1968 nous permet d’entrer un bref instant dans la psyché de l’artiste. Indéniablement talentueux, sans contredit habité par un riche monde intérieur, ses tableaux en faisant foi, l’être dépeint sur scène n’est en pas moins taiseux, maussade, voire antipathique. Et que dire de ses comportements peu reluisants envers les femmes. Sous des perruques parfois grotesques, Luc Picard fait preuve de justesse, mais il peine à apporter des nuances à son personnage.
À vrai dire, certains des rôles secondaires laissent une impression plus vive que le héros. Dans les habits de Claude Gauvreau, créateur génial à la santé mentale vacillante, Étienne Lou est bouleversant. Dans la peau de Joan Mitchell, la peintre américaine qui a partagé la vie de Riopelle pendant près de 25 ans, Anne-Marie Cadieux est fascinante. Dans les rôles du danseur Vincent Warren et du poète Frank O’Hara, Philippe Thibault-Denis et Gabriel Lemire exécutent en bord de mer un ballet d’une splendeur à couper le souffle. Aux côtés de Lemire, qui est également un Riopelle jeune truculent, Noémie O’Farrell incarne une Mitchell jeune névrosée à souhait. Campant plusieurs personnages, Audrée Southière, Violette Chauveau et Richard Fréchette sont d’habiles caméléons.
Ce Projet Riopelle n’est pas sans défauts, certes, mais comme dans La géométrie des miracles, un spectacle que Lepage avait consacré à l’architecte Frank Lloyd Wright en 2000, il survient ces jours-ci sur la scène du théâtre Duceppe des moments d’une rare beauté, des points de jonction entre le fond et la forme, entre la vie et l’art, entre l’oeuvre en marche et l’émotion qui la nourrit. De ces instants de grâce, on vous souhaite d’être les témoins.