Emmanuel Schwartz et son double

Emmanuel Schwartz propose «Le partage», deuxième volet de sa trilogie «Essais» amorcée avec «L’exhibition» en 2017.
Photo: Marie-France Coallier Le Devoir Emmanuel Schwartz propose «Le partage», deuxième volet de sa trilogie «Essais» amorcée avec «L’exhibition» en 2017.

Depuis le triplé Chroniques en 2009, Emmanuel Schwartz aura livré ses textes assez parcimonieusement. Le geste d’écriture ne relève pourtant pas d’une impulsion ponctuelle pour l’interprète très sollicité, mais plutôt d’une « lame de fond ». « Dans tous mes temps libres, qui n’ont pas été légion ces dernières années, je m’y consacre. C’est dur de dire si c’est un métier, un hobby, une passion… C’est quelque chose qui m’a toujours habité. »

Même qu’au départ, l’artiste ne s’imaginait pas qu’il serait principalement reconnu comme comédien. « À ma sortie de l’école, j’avais vraiment l’intention d’être auteur dramatique, rappelle-t-il. Auteur et metteur en scène, c’était ce qui m’intéressait le plus. »

C’était dans cette intention qu’il avait alors fondé la compagnie Abé Carré Cé Carré avec Wajdi Mouawad. « Mais lui a perçu chez moi des aptitudes comme comédien et je me suis retrouvé à jouer pour lui beaucoup, beaucoup. La vie fait drôlement les choses. Pas que je ne sois pas content d’avoir participé à tous ces projets en tant qu’acteur. C’est une grande richesse de pouvoir traverser les paysages de tant de créateurs, ça m’a beaucoup nourri. Mais j’aimerais me concentrer un peu plus sur ma pratique d’auteur, de metteur en scène, de scénariste et de réalisateur, qui commence. »

Après la réalisation de son premier long métrage, Projet Pigeons, créé avec ses étudiants de l’École de théâtre professionnel du collège Lionel-Groulx, il en prépare un autre, espérant instaurer cette tradition pour les finissants.

La fondation de La Clairière, Compagnie de création, en 2020, dont il est le directeur artistique, vise à faire plus de place à son parcours de créateur. Et « peut-être aussi à me permettre d’aménager des espaces, de manière que je ne sois pas en essoufflement complet à la sortie de plusieurs projets, de tournage ou de théâtre en tant que comédien ».

Des espaces favorisant la création d’oeuvres plus pérennes. « Ce fut une déception ponctuelle, à la suite des cinq spectacles que j’ai créés depuis 15 ans, que, sans structure et sans suivi, ils apparaissaient comme une sorte de happening, de création spontanée. Et parfois, j’ai l’impression que la profondeur ou le poids de l’oeuvre n’avait pas le temps de réellement se déposer et de trouver sa forme. »

Et puisque ces textes étaient espacés entre ses engagements d’acteur, il pouvait être difficile de percevoir le lien qui les unissait. Emmanuel Schwartz, lui, voit le fil rouge qui les traverse. « Je pense que c’est une recherche, pour ne pas dire une obsession, de déplier l’identité de créateur, décrit-il.

Dans Chroniques et Nathan, c’était orienté autour de personnages d’auteurs. Avec la trilogie Essais, dont Le partage est le deuxième volet, c’est l’identité créatrice au sens plus large : qu’est-ce que ça implique de choisir ce métier-là aujourd’hui, où ça nous place socialement ? Est-ce qu’il y a des responsabilités qui vont avec ça ou, au contraire, s’agit-il d’une permission d’être en marge ? »

Pour Le partage, dont il est à la fois l’auteur, le metteur en scène et le seul interprète, l’artiste travaille sur ce thème depuis quatre ans. « Et je pense avoir créé un environnement, une équipe qui m’a permis de sculpter un peu plus la dramaturgie et l’esthétique du spectacle. »

Reflet

Amorcée avec L’exhibition (2017), sa démarche « essayistique » poursuit un questionnement sur l’acte artistique. Un comédien écrivant sur un comédien. « Maintenant, je ne dis même pas que c’est de l’autofiction ; je dis que c’est de l’egofiction, dit Schwartz en souriant. Il y a une tonalité extrêmement narcissique dans cette quête. Et si on va un peu plus loin, au degré symbolique, c’est quelqu’un qui se mire dans son propre reflet et qui cherche à se comprendre.

Dans le cas du personnage du Partage, il cherche à se défaire de ce reflet qui n’est même pas lui et qui a été généré par un film qui ne lui ressemble pas. Il essaie d’éplucher les couches de ce reflet pour se retrouver et être un peu plus près de son identité première. »

Le solo créé à La Chapelle raconte donc une fiction où on retrouve des parts de Schwartz. L’auteur désire y offrir « des pistes de réflexion sur où j’en suis, et peut-être où on en est collectivement face à notre rapport au théâtre, au cinéma, au jeu. Notre rapport à ces avatars multiples qui coexistent avec nous ». Acteur en crise, vedette d’un film de vampires apocalyptique, le protagoniste est « une espèce de Narcisse obnubilé par son propre double », qu’il fuit mais voit partout.

Ce double de l’acteur renvoie d’abord au personnage public, « qui nous ressemble rarement ». Ce que le comédien illustre par une anecdote :à l’UQAM, où il vient de terminer la scolarité d’une maîtrise sur « la métabolisation du roman pour la scène » — il projette d’adapter Les carnets du sous-sol de Dostoïevski —, il a suivi un atelier avec Daniel Canty, qui lui a dit : « Mes amis t’appellent docteur Dark. » Emmanuel Schwartz rit. « On me confie souvent des rôles chargés, intenses, voire tordus. Cela projette une image de moi qui ne me ressemble pas du tout. »

Outre cette image publique et la persona que le personnage requiert, le double provient aussi de « cette ambivalence de caractère qu’on nous demande : d’entrer dans un personnage tourmenté, puis d’en sortir et d’être complètement affable et socialement adapté. Et bien sûr, il y a l’aspect plus psychanalytique. On peut voir sa photo dans le journal ou se regarder dans un film et trouver que ça ne nous ressemble pas. Mais on peut aussi plonger son regard vers l’intérieur et ne pas reconnaître ce qu’on est devenu, face à ce reflet de soi qui apparaît beaucoup plus fondamental, proche de l’enfant qu’on a été ».

Le monologue sera enrobé d’un écrin, son « très bel espace traversé par des projections, des présences générées par des animations 3 D, des intelligences artificielles. Et j’ai l’impression que tous ces reflets portent des voix différentes. Ça a été le travail creusé en répétition : comment toutes ces voix peuvent habiter un seul corps. Et comment ça transforme le corps ».

Le partage est co-mis en scène par Alice Ronfard, grande complice de l’interprète depuis leur « rencontre absolument fulgurante » à la fin de sa formation. « Elle a été là pour toutes mes créations. »

Au service

Le récit explore notamment « le rapport de pouvoir qui se joue entre le réalisateur et l’acteur » parfois.

« Même quand je travaille avec des créateurs que je respecte énormément, j’ai une sorte d’impression, à la longue, que c’est une forme d’asservissement, reconnaît le comédien. Et je comprends aussi que c’est la seule manière de réellement pratiquer ce métier : pour jouer pour [autrui], je dois faire taire toutes les voix de mon ego, ou même les voix de créateur. Bon, parfois je peux suggérer des choses. Mais je connais aussi le parcours du créateur, qui a besoin d’avoir le champ libre pour aller au bout d’une idée. C’est tellement compliqué, d’aligner tous les éléments pour donner corps à une vision artistique que, forcément, ça demande une extrême générosité et une forme d’asservissement de la part des collaborateurs. » Ou, pour « mieux » le dire, de se mettre au service de l’oeuvre.

Ce qui peut peser pour l’acteur, c’est aussi de devoir exister dans le regard des autres. « C’est peut-être pourquoi mon rapport avec mon métier est si conflictuel. Cette reconnaissance après laquelle on court pour pouvoir le pratiquer sans craindre de ne pas avoir de boulot l’an prochain exige de considérer ce regard. On ne peut pas en faire fi. Et ça nous place dans une position inconfortable, j’ai l’impression. On voudrait se réaliser sur un plan personnel, mais le métier nous oblige à correspondre à certaines exigences. »

Si on devait voir plus de créations signées Emmanuel Schwartz à l’avenir, n’ayez crainte : ce comédien remarquable ne disparaîtra pas pour autant. « Je ne peux pas nier qu’il y a encore quelque chose en moi qui est excité par des projets. » Il tournera à l’automne Kaïros, la suite du film Impetus réalisé par Jennifer Alleyn. Et l’an prochain l’attend une belle aventure théâtrale avec UBU, qu’on ne peut encore dévoiler.

Le partage

Texte, interprétation et mise en scène : Emmanuel Schwartz. Collaboration à la mise en scène et dramaturgie : Alice Ronfard. Coproduction de La Clairière, Compagnie de création, La Chapelle Scènes contemporaines, Centre national des arts. À La Chapelle, du 1er au 9 mai.

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