La balado prend la scène

Et si une pièce de théâtre n’était plus nécessairement éphémère et vouée à mourir après sa tournée ? C’est le but que se sont donné des dramaturges et des compagnies de théâtre en investissant la baladodiffusion, parfois avant la présentation sur scène. Une façon de documenter leurs démarches et de convaincre le public de voir leur pièce, mais aussi de donner une autre vie, numérique celle-là, à leurs histoires.
« Au départ, je voulais raconter l’histoire de ma grand-mère dans une pièce de théâtre. Mais la pandémie m’a poussée à repenser le projet pour en faire un balado. Je ne voulais pas attendre, j’avais besoin de m’exprimer. […] Jamais je n’aurais pensé qu’on me demanderait après coup de quand même monter sur scène », raconte d’emblée Camille Paré-Poirier, qui présente ces jours-ci sa pièce Je viendrai moins souvent au théâtre d’Aujourd’hui.
Pendant quatre ans, la jeune autrice a enregistré ses échanges avec sa grand-mère Pauline, qui commençait à présenter des signes de démence. « Je voulais qu’elle me raconte sa vie avant qu’elle ne puisse plus le faire et qu’elle disparaisse », explique-t-elle. Au fil de ses visites au CHSLD — et de ses appels téléphoniques, pandémie oblige —, Camille Paré-Poirier a appris à mieux connaître sa grand-mère, mais elle l’a aussi vue décliner.
Son idée de créer une fiction s’est alors transformée en un projet documentaire témoignant de la tragique réalité de voir un proche disparaître. Quant à l’idée d’une présentation sur scène, elle a pris momentanément le bord pour voir naître le balado Quelqu’une d’immortelle en décembre 2021. Malheureusement, Pauline est décédée sans avoir eu le temps d’écouter le balado ou de voir la pièce.
Aller plus loin
Avoir créé un balado avant de jouer sur scène lui a permis d’approfondir sa proposition. Elle a pu non seulement prendre un pas de recul sur son deuil, mais aussi profiter des commentaires du public. « Dans la pièce, je vais plus loin dans ma réflexion sur la perte d’un être cher. Je peux aussi rectifier certaines choses. Le balado se voulait un hommage à ma grand-mère, alors il y a des extraits que je n’ai pas mis, des choses que je n’ai pas dites, j’ai fait des raccourcis. »
Autre avantage : le balado est devenu, sans que ce soit prévu, une vitrine pour sa pièce. « Plusieurs personnes m’ont confirmé vouloir voir la pièce parce qu’elles ont écouté le balado », rapporte Camille Paré-Poirier.
C’est tellement dommage d’investir autant d’années de recherche dans une histoire pour que 80 % de la société n’en entende jamais parler
D’autres pièces ayant eu une vie en baladodiffusion avant leur tournée en salle ont observé les mêmes avantages. « Certains vont penser qu’on vend tous les punchs en sortant le balado en premier. Mais au contraire, on donne envie au public de voir la pièce », indique la comédienne Marie-Joanne Boucher, qui coanime le balado Projet Polytechnique. Faire face. « D’autant plus que ce sont deux objets différents. Le balado s’intéresse surtout à notre démarche. La pièce n’est pas identique, même si elle a été nourrie et influencée par le balado. »
Marie-Joanne Boucher estime même que ce trajet balado-théâtre peut contribuer à créer de nouveaux publics pour le théâtre.
Alex Ivanovici, cofondateur et associé artistique de la compagnie Porte Parole, qui a produit la pièce, abonde dans son sens. Il a constaté la même situation avec J’aime Hydro. Certes, dans ce cas-ci, la pièce avait d’abord eu une vie sur scène avant d’être déclinée en balado. Mais lorsque la pièce est repartie en tournée, l’engouement était d’autant plus fort. « On a vu les gens attendre la prochaine tournée avec impatience après avoir découvert le balado, qui a été écouté par des centaines de milliers de personnes. Et ce ne sont pas forcément des gens qui seraient allés voir la pièce en salle à ses débuts », explique-t-il.
Une autre vie numérique
Mais pour Porte Parole, investir aujourd’hui dans la baladodiffusion n’a pas pour unique but de convaincre les gens de se déplacer dans les salles de théâtre. Il y a surtout une volonté de donner une seconde vie aux histoires ainsi de leur permettre d’atteindre un plus large public.
« C’est tellement dommage d’investir autant d’années de recherche dans une histoire pour que 80 % de la société n’en entende jamais parler. Beaucoup de gens ne vont et n’iront jamais au théâtre. Il faut donc les rejoindre là où ils sont, en ligne », soutient la dramaturge Annabel Soutar, aussi cofondatrice de la compagnie.
Son équipe cherche désormais à élaborer systématiquement une « vision multiplateforme » pour chacun des projets. En plus de s’intéresser à la baladodiffusion, Porte Parole développe présentement un format adapté à l’écran. « L’objectif, c’est de présenter à la télé — ou sur une plateforme de visionnement — une pièce de théâtre documentaire jouée par une troupe de comédiens. Ensuite, il y aura deux rassemblements à Montréal et Québec pour recueillir les témoignages de citoyens, puisque c’est un enjeu qui touche à peu près tout le monde. Et après, il y aura une adaptation sur scène », explique Alex Ivanovici, sans pouvoir donner davantage de détails sur le projet pour le moment.
« Il y a un réel changement de paradigme. Depuis longtemps, on se réjouit de la qualité éphémère du théâtre, mais n’est-ce pas finalement une tragédie ? » conclut-il.