Quand «Frankenstein» se confronte à l’IA

Après ses adaptations réussies des Sorcières de Salem et d’Ennemi du peuple, Sarah Berthiaume s’inspire cette fois de Frankenstein. Elle se réapproprie librement le canevas du roman, mais puise aussi dans la vie de sa créatrice précurseure. Le singulier Wollstonecraft (du nom de la mère de Mary Shelley, une philosophe féministe) explore le rapport difficile à la (pro)création d’une écrivaine (Ève Pressault). Écorchée par ses pairs féministes pour son dernier roman, elle refuse désormais d’écrire et cherche désespérément à avoir un enfant. Mais Marie multiplie les fausses couches. Un soir orageux, la voilà qui place ses foetus congelés dans une révolutionnaire imprimante 3D. Un geste qui accouche d’un résultat surprenant…
La pièce présentée au Quat’Sous actualise donc le fameux thème de la création qui échappe à son créateur. Et sa trame parvient, ingénieusement, à exploiter ce filon chez trois personnages. La mère face à ce fils, cette Chose, comme elle l’appelle, qui a grandi monstrueusement vite. Mais aussi avec son mari (Jean-Christophe Leblanc, qui joue les deux rôles masculins et donne une étrangeté appropriée à la créature), un poète qui s’appuie pour composer sur des « vers » générés par un algorithme qu’il a créé : il en vient à se demander si l’intelligence artificielle n’est pas meilleure à son art que lui…
Et il y a peut-être aussi ce monstre qu’on a créé comme société humaine : la société de consommation qui a produit un continent de plastique et qui menace notre avenir. Un sujet abordé par l’entremise de la meilleure amie de Marie (dynamique Ariane Castellanos), une ex-comédienne recyclée en directrice chez Tupperware. À travers ses présentations, sortes d’infopubs enrobées d’idéalisme, Berthiaume satirise savoureusement l’habileté des compagnies à récupérer un discours social progressiste pour mieux vendre.
La pièce est donc nourrie par des thèmes très actuels. L’autrice a installé son récit dans un contexte dystopique juste assez reconnaissable pour troubler, avec son climat perturbé et son système hospitalier en crise, réduit ici à une télémédecine déshumanisante. En sous-texte s’inscrit aussi une pertinente réflexion sur l’art. Comment réagit une artiste devant une création qui échappe à son contrôle, à une époque où les oeuvres sont vues comme susceptibles de blesser, où, pour paraphraser le texte, ce n’est pas l’intention de l’auteur qui compte, mais l’effet provoqué par l’oeuvre ?
À l’image de la créature de Frankenstein, tout est sous l’enseigne du rapiéçage délibéré dans Wollstonecraft, qui mélange époques et registres, qui entrechoque dialogues réalistes et passages plus poétiques, scènes épistolaires. L’autrice de Nyotaimori affectionne les formes transitant du réalisme à l’imaginaire. Mais cette fois, la pièce prend un peu de temps à trouver son rythme, à cause d’une certaine banalité, au début, des échanges qui installent la situation. C’est à mi-parcours que l’objet étrange, hybride de Berthiaume m’a paru trouver sa voix, qui donne à la talentueuse Ève Pressault une partition plus intéressante à incarner.
Un univers atypique au théâtre, pas si simple à incarner. La metteuse en scène Edith Patenaude y parvient avec un minimum de technologie, en s’appuyant sur l’éclairage et sur l’environnement sonore.