L'écoresponsabilité monte sur les scènes du Québec

Quand la compagnie de théâtre Jean Duceppe a reçu le Grand Prix 2023 du Conseil des arts de Montréal au début du mois pour honorer son demi-centenaire et son renouveau créatif, le codirecteur artistique David Laurin a interpellé les centaines de professionnels de la culture présents au lunch-gala pour leur demander de prendre tous ensemble le virage de l’écoresponsabilité. « C’est ce qui nous préoccupe le plus », a-t-il lancé.
Dans les deux sens du terme : l’écologie rend la jeune direction du théâtre écoanxieuse et, pour ne pas rester inactive devant ce danger réel, cette même direction écoconsciente opte pour des solutions concrètes.
« Revenons à la base de ce qu’est un théâtre », dit David Laurin, rencontré il y a quelques jours dans les locaux de sa compagnie à la Place des Arts. « On essaie d’être un miroir de notre société et d’être un leader à tous les niveaux, y compris comme entreprise citoyenne, si je peux dire. L’écoresponsabilité, on veut la pratiquer et on veut en parler sur scène. »
Il donne l’exemple de la production Pétrole de François Archambault présentée l’an dernier. La pièce parle des changements climatiques et la compagnie tenait à la monter dans un cadre conséquent, en minimisant le gaspillage. « On n’y est pas arrivés et c’est absurde », dit très honnêtement le directeur en mentionnant que le changement régulier de l’eau du grand bassin sur scène, pour nettoyer la toile d’étanchéité par obligation sécuritaire pour les comédiens, a nui à la certification verte. « Des fois on échoue, des fois on réussit. »
Harold Bergeron, le directeur de production chez Duceppe depuis 23 ans, en sait quelque chose. « Avant, toutes nos scénographies finissaient dans un conteneur de 40 verges, dit-il. Ça faisait pleurer. Depuis quelques années, le matériel est récupéré et redistribué. »
Les productions duceppiennes sont maintenant conçues, réalisées et évaluées en fonction des recommandations du Theatre Green Book. Selon les barèmes de cette bible de référence écolo conçue au Royaume-Uni, 50 % des matériaux d’une création doivent provenir du réemploi ou du recyclage et 65 % doivent retourner dans le cycle de la réutilisation.
Les comptes sont faits à tout coup chez Duceppe. L’approvisionnement responsable a compté pour 68 % des décors de Mama, succès de la présente saison, et 80 % du lot a été remis en circulation. Aux accessoires, la note dépasse les 94 % dans les deux cas.
Pour Showtime, 90 % des éléments du décor provenaient d’un approvisionnement écoresponsable et 84 % du lot est retourné aux entrepôts de réutilisation. Le design a permis le réemploi du plancher, des portes, des rampes, de l’escalier sur roue. Les deux tiers des costumes, 260 éléments au total, provenaient des friperies. La patine du décor utilisait une peinture à la craie, réputée beaucoup moins dommageable. Au bout du compte, Duceppe a payé un maigre 10,85 $ en compensation d’écoresponsabilité. L’équivalent du coût d’une bière à l’entracte (dans un verre réutilisable, s.v.p. !).
Tout peut se comptabiliser, y compris le transport des équipes et des spectateurs d’un divertissement. La réflexion porte maintenant sur les tournées. Les trajets sont pensés et compensés par des crédits carbone. « On ne veut pas arrêter de faire des tournées, mais on est conscients des enjeux », résume M. Laurin.
M. Bergeron pointe l’éclairage. Trop de salles du Québec sont encore équipées de spots incandescents énergivores. « Il y a un rattrapage à faire pour arriver à avoir des lampes Led partout, dit-il. Juste nous, on doit avoir 500 lampes. »
Duceppe veut aussi réduire la source en ne surproduisant pas de créations, en allongeant plutôt les cycles de production des siennes et de pièces déjà vues ailleurs dans le cadre de sa série En rappel. « On voudrait ne plus arrêter les spectacles après 24 représentations. On veut pouvoir s’installer à Québec ou à Ottawa avec nos pièces et recevoir des pièces des autres théâtres pour qu’au final, quand on laisse aller notre décor, on l’a exploité au maximum. »
Les arsenaux d’Écoscéno
Les scénographies mortes vont chez Écoscéno pour y ressusciter. L’entrepôt-boutique fondé à Montréal accompagne Duceppe comme bien d’autres compagnies à toutes les étapes de sa démarche verte. L’écoconception survient dès les balbutiements d’un projet et se termine par un bilan complet.
« On se rendait compte que tout ce qu’on fait dans nos vies personnelles était annulé par certaines pratiques de nos vies professionnelles », explique Anne-Catherine Lebeau, directrice générale d’Écoscéno. Elle travaille avec trois autres cofondatrices issues du cirque, de la scénographie et du numérique (Isabelle Brodeur, Jasmine Catudal et Geneviève Levasseur).
Mme Lebeau a bâti le projet de l’entreprise verte en culture pour sa maîtrise en gestion des arts déposée en 2019 à HEC en s’inspirant des modèles de l’économie circulaire, tandis que Mme Catudal montait une exposition pour la Quadriennale de scénographie de Prague sur les déchets générés par le culturel. Elles ont lancé Écoscéno la même année en occupant une partie d’anciens locaux de répétition de la Compagnie Jean Duceppe, dans l’est de la ville. Un magasin de surplus de l’armée loue la moitié de l’espace. Le reste (3000 pieds carrés au sol) sert à entreposer tout ce qui est récupéré sur certaines scènes après les productions.
C’est la caverne d’Alibaba du théâtre, version second marteau. Les éléments arrivent de partout et se côtoient dans un assemblage hétéroclite : des chaises d’Ancien Régime de chez Duceppe jouxtent des praticables de Juste pour rire placés à côté de vitrines d’exposition du musée Stuart ou des bouts de prélarts usagés. Les morceaux d’anciens décors ne doivent pas être réutilisés comme tels pour des questions de droits d’auteur.
Les reliquats culturels sont donnés à Écoscéno, qui les revend à moitié prix, voire moins. Tout est pesé sur une vieille balance du Cirque du Soleil pour évaluer en tonnes ce qui ne finit pas au site d’enfouissement.
La réutilisation cherche à minimiser le recyclage (en partie destructeur). Elle exige une planification rigoureuse et conséquente. Il faut par exemple concevoir des décors démontables avec des matériaux écologiques ou s’interdire d’acheter du matériel provenant de trop loin ou simplement livrer par Amazon.
Tout ce processus vert demande une formation. « C’est la clé du succès, dit Anne-Catherine Lebeau. Il faut que les artisans changent leurs manières de faire. » Des pros font des tests sur différents matériaux (dont le mycélium) et des produits écologiques (dont la peinture). Écoscéno offre des formations.
Un projet se développe avec l’École nationale de théâtre et un autre avec la muséologie. « Beaucoup de gens demandent de faire des stages ici : ils viennent de finir leur formation, mais sentent les lacunes. En plus, les jeunes sont très inquiets et veulent agir concrètement. » Comme l’équipe de Duceppe, quoi.
L’entrepôt, ouvert en octobre 2019, a décollé en force et vite permis de servir 350 clients dans les différents services. La pandémie a ensuite frappé fort les arts de la scène. Le financement public a servi au décollage, mais il se fait attendre pour mener le tout de manière structurante. L’OBNL a besoin de subventions comptant pour la moitié de son budget annuel d’un million de dollars. Les services sont donc partiellement interrompus depuis quelques mois. Un accord avec les gouvernements pourrait bien relancer la machine cet automne, mais rien n’est encore boulonné, et Écoscéno pourrait finir dans un site d’enfouissement des beaux projets…