La pièce «34 B» montre les dessous de la solidarité féminine

Marie-Josée Bastien
Photo: Francis Vachon Le Devoir Marie-Josée Bastien

Converti depuis en École d’art de l’Université Laval, l’édifice du quartier Saint-Roch, à Québec, a longtemps abrité l’une des manufactures de dessous féminins les plus importantes d’Amérique du Nord. En entrant dans le hall de l’ancienne Dominion Corset (1886-1988), Marie-Josée Bastien avait tout de suite eu envie d’en faire le sujet d’un spectacle, un jour. Très friande d’histoire, la dramaturge et metteuse en scène a découvert ce pan du passé à travers la présence d’archives sonores, qui faisaient entendre des anecdotes sur les anciennes ouvrières.

Ce type d’entreprise paraît un bon filon pour parler de l’émancipation des femmes. Du corset au soutien-gorge, l’évolution des sous-vêtements féminins à travers un siècle semble refléter le progrès de la société plus largement. On pourrait dire que les femmes sont devenues plus libres à mesure que leurs corps sont libérés d’armatures aussi rigides que les structures sociales et morales de l’époque… « On fabriquait des corsets pour les bébés de deux ans [!], pour les femmes enceintes… » rappelle Marie-Josée Bastien, aussi directrice artistique du Théâtre Niveau Parking. Un accessoire oppressant.

« Avec les guerres [mondiales], ça a changé beaucoup. Parce que les femmes ont commencé à travailler, elles devaient être libres de leurs mouvements. Les baleines sont devenues en carton, et donc plus souples. Puis la baleine est partie, c’est devenu juste un soutien-gorge. Aujourd’hui, les compagnies de textile ont été déplacées — il n’y en a plus au Québec, autrement que pour l’artisanat. Alors on achète des brassières d’ailleurs, avec d’autres genres d’exploitation. Mais ça, c’est un autre sujet… »

Relancée par Michel Nadeau, le directeur artistique de La Bordée — un théâtre justement sis dans Saint-Roch —, Marie-Josée Bastien a confié l’écriture du projet à la « formidable » Isabelle Hubert (La robe de Gulnara, Chinoiseries). Elles ont collaboré pour l’élaboration de 34B, une « énorme création » qui couvre 100 ans d’histoire.

Nadeau note, dans le communiqué, que la plaque commémorative sur l’ancienne corseterie « mentionne la contribution des fondateurs et des gestionnaires de ce fleuron de l’industrie québécoise des XIXe et XXe siècles, en soulignant à peine le rôle des milliers de travailleuses ».

La Dominion Corset, c’est une histoire de succès ou d’exploitation ? « Je crois que c’est les deux », répond la metteuse en scène, qui estime que c’est généralement le cas dans la vie : toutes les choses ont leur revers. « C’était une success story parce que c’est une compagnie québécoise qui a fait travailler beaucoup de monde. » La réussite d’une entreprise fondée par des Canadiens français dans un monde anglophone, qui a embauché des jeunes femmes peu scolarisées. Et, bien que sous-payées, elles avaient un emploi.

« Au début, c’était quand même une liberté pour elles, de sortir de la maison au lieu d’être coincées : soit je me marie, soit je deviens religieuse. Donc, de travailler, d’avoir un cercle social, d’avoir de l’argent. » Mais de l’autre côté, il y avait le salaire de misère, l’obligation d’être célibataire, pas de reconnaissance, « un traitement paternaliste ». Un dernier élément qui a pris du temps à changer, comme Marie-Josée Bastien le sous-entend…

Humour

 

Les créatrices de 34B rendent hommage à ces ouvrières. Elles ont lu un « magnifique » livre (Les ouvrières de Dominion Corset à Québec, Mathieu Du Berger, PUL) contenant beaucoup de citations des travailleuses. De plus, elles ont récolté plusieurs anecdotes de leurs concitoyens. « Il y a toujours quelqu’un qui avait une tante qui travaillait là. » Même l’habilleuse du Trident — où Marie-Josée Bastien vient de jouer dans L’éveil du printemps —, Hélène Ruel, qui y a bossé dans les années 1980, a témoigné : « C’était une belle gang, mais le bruit était insupportable. »

Traversant différentes époques, de 1897 à la fermeture de l’usine en 1988, la pièce enchaîne 54 scènes. « Isabelle Hubert a fait un travail tellement riche. C’est comme une mosaïque de petites scènes qui forment une grande courtepointe. C’est vraiment formidable. » Et non sans drôlerie. « On passe par l’humour, par la réflexion, par la douleur, la tristesse. Isabelle a ce grand talent d’ouvrir notre cage thoracique en nous faisant rigoler, et tout à coup, clac ! comment ça se fait que je pleure ? (rires) », note la metteuse en scène.

La pièce suit six ouvrières de différentes générations. Mais le récit, qui mélange parfois les époques, intègre aussi un personnage d’aujourd’hui, une étudiante militante féministe. Ce qui permettait de nommer l’exploitation sans mettre directement le mot dans la bouche des ouvrières. Un élément difficile à reconnaître sur le coup, pense la directrice artistique du Théâtre Niveau Parking. « C’est vraiment quand on sort d’une situation, qu’on fait : il me semble que j’étais victime d’exploitation. Un personnage contemporain a un regard sur la situation d’il y a 100 ans, elle peut voir ça. Donc, c’est devenu un personnage qui ponctue toute la pièce. »

Chacune des comédiennes incarne un rôle principal, en plus d’un large bouquet d’autres personnages. « Je me suis amusée à faire la distribution où chaque fille joue un rôle, souvent son contraire dans l’énergie, et ensuite un homme, une jeune, une plus vieille… C’est un beau terrain de jeu pour tout le monde. »

Avec cette pièce chorale où se succèdent les scènes courtes, Marie-Josée Bastien met en scène « le plus gros show » qu’elle ait jamais dirigé. « Ça a été de la dentelle de monter ce spectacle. Les comédiennes sont des héroïnes pour moi : on a changé des choses jusqu’à la dernière minute. Une création comme on les aime. On travaillait fort, on ne prenait presque pas de pauses. On était pratiquement à la Dominion Corset (rires). Un gros défi, mais dans le bonheur. »

34B met aussi en lumière la solidarité tissée entre les ouvrières. Celle qui a voyagé en Afrique « avec des amies travaillant dans les coopératives d’artisanat » constate qu’il existe « beaucoup de solidarité féminine, en général, dans le monde, de femmes qui s’occupent des autres, de bienveillance, de communion ». L’artiste originaire de Wendake, dont la soeur et la mère sont tisserandes, compare cette sororité à un « tissu qui est en dessous de tout ».

D’ailleurs, le décor principal de la pièce est un immense tissage, qui sert de surface de projection à l’arrière-scène, créé par un « cercle de dames de Wendake, qui font des courtepointes, des petits kits pour les bébés, afin que les mères qui vont accoucher à Québec ne se sentent pas seules ».

En visitant ce groupe de tissage nommé Ohchionwahta’ — « aiguilles » en wendat —, Bastien a vu « exactement les mêmes scènes » que chez les couturières de la pièce, 100 ans plus tard : « Les confidences, l’amitié, les petites chicanes… C’est extraordinaire, il y a des scènes qu’on aurait pu mettre dans le show. »

Le spectacle évoque les luttes féministes, mais aussi la vulnérabilité de la première protagoniste, débarquée très jeune de la campagne, vulnérable parce que laissée dans une grande ignorance, dont sexuelle, en cette époque dominée par la religion catholique. « Je lisais des bouts de la pièce à mes filleules, qui ont 19-20 ans, et elles disaient : “Ça se peut pas !” Mais ça ne fait pas si longtemps que ça. On part de loin ! Il y a cette idée d’en apprendre sur l’Histoire. Et en même temps — c’est toujours mon dada —, en connaissant le passé, on est capables de voir plus loin, de comprendre où on s’en va. Ce n’est pas une pièce documentaire ni historique, mais elle se sert de l’histoire pour comprendre qui on est et d’où on vient. Et ça, c’est important. »

En ce qui a trait aux femmes, 34B, qui convoque la mémoire des générations précédentes de Québécoises, permet de mesurer leurs avancées. « Il y en a encore à parcourir. Mais on en a fait, du chemin. »

34B

Texte : Isabelle Hubert. Mise en scène : Marie-Josée Bastien. Avec Stéfanelle Auger, Frédérique Bradet, Lorraine Côté, Carolanne Foucher, Véronika Makdissi-Warren, Marianne Marceau et Sarah Villeneuve-Desjardins. Produit par La Bordée, en collaboration avec le Théâtre Niveau Parking. Au théâtre La Bordée, du 25 avril au 20 mai.

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