«Les filles du Saint-Laurent»: un spectacle fleuve

Les filles du Saint-Laurent accostent enfin au Centre du Théâtre d’Aujourd’hui. Créée à La Colline, à Paris, à l’automne 2021, publiée à cette époque chez Dramatuges Éditeurs, la pièce de Rébecca Déraspe, élaborée en collaboration avec Annick Lefebvre, est mise en scène par Alexia Bürger. Vibrant hommage à la résilience des femmes et à la splendeur du Fleuve, le spectacle entrelace brillamment les voix et les destins, des vies achevées et inachevées, autant d’existences agitées par les mêmes marées.
D’abord, de Coteau-du-Lac à Blanc-Sablon, de Rimouski à Grandes-Bergeronnes, sept cadavres sont recrachés par le Fleuve. Ces dépouilles non identifiées, non réclamées, sept femmes devront composer avec le choc de leur découverte. C’est ce traumatisme qui sert de prétexte dramaturgique à unir leurs voix. À des âges divers, à des étapes fort différentes de leur existence, elles ont toutes des blessures que l’apparition d’un corps sur la grève va raviver. Toutes, à leur manière, seront à la fois saisies et propulsées par le ressac.
Incarnant le Fleuve, avec autant de rage féroce que de bienveillance réparatrice, Elkahna Talbi est la première à prendre la parole. « Ça hurle. Les morts en moi. Les corps décomposés. Je donne à boire les corps de ceux qui meurent en moi. […] J’entends les voix. Les minuscules. Les millions. De colères. De peines. De joie. J’entends la sienne, sa peine. J’entends la sienne, sa souffrance, que j’ai vue grandir en même temps que son corps. J’entends son cœur, que j’ai senti battre jusque dans mes embruns. » Voilà le prologue d’un chant choral de 105 minutes qui unira le grave et le futile, le grand et le petit, la colère et la réconciliation. « À marée haute, je recouvre les peines. À marée basse, je laisse apparaître les vides. »
Autour de Rose (Louise Laprade), la matriarche, à qui la mer a volé son grand amour, il y a Élodie (Tatiana Zinga Botao), qui souhaite ardemment avoir un enfant, Charlotte (Gabrielle Lessard), qui n’a jamais expérimenté l’orgasme, Lili (Zoé Boudou), sa coloc, qui n’a toujours pas digéré la mort de sa sœur, Manon (Émilie Monnet), qui refuse de tirer un trait sur son couple, Mathilde (Annie Darisse), qui aimerait récupérer la garde de ses enfants, Martin (Ariel Ifergan), qui réalise qu’il est épris de la sœur de sa femme, Anne (Marie-Thérèse Fortin), qui nie la violence conjugale dont elle a été victime, et finalement Dora (Catherine Trudeau), qui est minée par un pacte qu’elle n’a pas su respecter. Rébecca Déraspe livre un vibrant hommage à la maternité, un portrait qui comporte les immenses joies, mais sans écarter les terribles souffrances.
À partir de cette matière sensible, souvent poignante, mais aussi par endroits désopilante, mailles d’existence rattachées, bribes de vies agitées par les flots, la metteuse en scène orchestre un spectacle limpide, un ballet maritime implacable et somptueux. Dans le lieu imaginé par Simon Guilbault (scénographie) et Marc Parent (éclairages), plan incliné à l’horizon multicolore, la metteuse en scène ne laisse rien au hasard, signifiant clairement les rôles principaux et les rôles secondaires, les événements du présent et ceux du passé, les corps sans voix et les voix sans corps. Aux notes délicates de Philippe Brault (musique), elle ajoute les murmures et les chuchotements, les voix nues et maquillées, sans oublier les bruitages réalisés en direct. Avec tout le soin qu’on lui connaît, cette quête de justesse ou la forme n’est jamais dissociée de l’émotion, Alexia Bürger signe une fois de plus un spectacle mémorable.