«Insoutenables longues étreintes»: dans une galaxie près de chez vous

« Insoutenables longues étreintes » est à la fois une véritable odyssée, une comédie romantique et métaphysique, un drame sentimental et existentiel et une tragédie mystique et futuriste.
Photo: Maxim Paré Fortin « Insoutenables longues étreintes » est à la fois une véritable odyssée, une comédie romantique et métaphysique, un drame sentimental et existentiel et une tragédie mystique et futuriste.

Pour notre plus grand bonheur, après Oxygène (2013), Illusions (2015) et Les enivrés (2017), la langue souveraine du dramaturge russe Ivan Viripaev retentit à nouveau du côté du Centre-Sud. Premier spectacle mis en scène par Philippe Cyr au Prospero depuis qu’il a été nommé directeur artistique de la maison en 2021, Insoutenables longues étreintes est une véritable odyssée, une comédie romantique et métaphysique, un drame sentimental et existentiel, une tragédie mystique et futuriste, en somme une expérience théâtrale inédite dont on émerge totalement galvanisé.

D’entrée de jeu, il faut saluer le courage inouï du metteur en scène. Par sa densité, sa nature extrêmement verbeuse, mais aussi par son caractère troué, la vertigineuse marge de manœuvre qu’il autorise, le texte a de quoi effrayer. Avec une assurance comparable à celle dont il a fait preuve en dirigeant Atteintes à sa vie de Martin Crimp à l’Usine C l’an dernier, Philippe Cyr se saisit de cette partition à quatre voix de manière vigoureuse, sans effectuer de compromis, et avec beaucoup d’humour. Sous sa tutelle, les narrations enchevêtrées, les récits entrelacés, les destins imbriqués ; tout cela se déploie avec limpidité. Faire ainsi en sorte que l’ironie, la dérision, le cynisme et la cruauté passent aussi bien la rampe que la tendresse, la vulnérabilité, l’espoir et l’empathie, ça relève du tour de force.

Créée en France en 2018, publiée aux Solitaires intempestifs la même année, la traduction de Galin Stoev et Sacha Carlson a été très judicieusement et sobrement québécisée par le metteur en scène. L’air de rien, en s’intéressant aux déboires de quatre trentenaires en quête d’absolu, des êtres prêts à traverser l’enfer pour goûter au plaisir et à la plénitude, Viripaev interroge la science et la religion, l’alimentation et la sexualité, le tourisme et l’immigration, la drogue et le capitalisme, l’individualisme et l’impermanence… entre autres ! Empruntant des voies parallèles, expérimentant des états seconds, les protagonistes nous entraînent dans un périple qui touche à la fois au délire complet et à la lucidité extrême, une démarche qui flirte avec l’autodestruction aussi bien qu’avec la renaissance.

Cette fois, le terme n’est pas trop fort ; il s’agit bel et bien d’un théâtre total, un objet scénique où chaque élément est essentiel à l’ensemble. Décor (Odile Gamache), costumes (Wendy Kim Pires), éclairages (Cédric Delorme-Bouchard) et musique (Vincent Legault) sont autant de rouages indispensables au fonctionnement d’un dispositif qui garde le public en haleine durant tout près de deux heures. L’action se déroule à New York et à Berlin, mais les quatre protagonistes sont comme des corps célestes en mouvement, des astres qui s’éclipsent, des planètes en orbite, des étoiles qui se consument inexorablement. S’entrecroisant sans cesse, les trajectoires de Charlie, Monica, Amy et Christophe dessinent dans l’espace des courbes scintillantes qui fascinent.

De niveau olympique, la performance des interprètes, vocale aussi bien que corporelle, force l’admiration. Alors qu’on les soupçonne de fournir d’importants efforts physiques et mentaux, Marc Beaupré, Christine Beaulieu, Joanie Guérin et Simon Lacroix s’exécutent avec une aisance désarmante. Pour avancer ainsi sur la corde raide entre le comique et le tragique, pour exprimer une extrême gravité et s’en libérer prodigieusement la seconde d’après, pour s’approprier une partition aussi riche, aussi paradoxale, à ce point loufoque, parodique et critique, on ne pouvait choisir plus adéquate distribution. La virtuosité du quatuor est essentielle à la grande réussite du spectacle.

Insoutenables longues étreintes

Texte : Ivan Viripaev. Traduction : Galin Stoev et Sacha Carlson. Mise en scène : Philippe Cyr. Au théâtre Prospero jusqu’au 22 avril.

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