«Rome»: cinq tragédies romaines et «un cycle de vie du pouvoir»

Jean-Marc Dalpé et Brigitte Haenjtens, à l’Usine C, pour le spectacle «ROME»
Photo: Valérian Mazataud Le Devoir Jean-Marc Dalpé et Brigitte Haenjtens, à l’Usine C, pour le spectacle «ROME»

« Je pense que ça va être un moment mémorable, dit Jean Marc Dalpé. En tout cas, je sais que cette expérience-là, ces quatre ans de travail m’ont transformé, m’ont amené ailleurs comme être humain, comme créateur. Et on invite les gens à venir voir [Rome] parce qu’on pense que ça va être un événement qui va aussi les transformer. Probablement comme spectateur et, on l’espère, comme être politique aussi. »

Rome, spectacle de grande envergure créé à l’Usine C, marque une nouvelle collaboration entre le dramaturge et la metteuse en scène Brigitte Haentjens, après notamment leur puissant Richard III, en 2015. Ce « projet collectif » est l’aboutissement d’un long processus. « C’est une réflexion sur la société dans laquelle on vit aujourd’hui, enrichie de dialogues avec des comédiens de différentes générations », explique la créatrice.

L’aventure réunit cinq tragédies : Le viol de Lucrèce — poème dramatique jamais présenté ici —, Coriolan, Titus Andronicus, Jules César et Antoine et Cléopâtre. Si Shakespeare a réfléchi sur le pouvoir dans ses pièces historiques, il y racontait l’histoire « des grands-parents » de ceux qui gouvernaient l’Angleterre à son époque, note Jean Marc Dalpé, qui se joint à la conversation à partir de Sudbury, en virtuel. « Ce qui est particulier avec les pièces romaines, c’est que Shakespeare a une plus grande permission de réfléchir autrement à la chose politique et au pouvoir. En travaillant sur une matière plus allégorique, en un sens, qui n’appartient pas à sa société, il peut penser à ce que veut dire un semblant de démocratie, une république, la tyrannie de l’empire. »

Pour le texte de Rome, qui va paraître en même temps que le spectacle (chez Prise de parole), le dramaturge s’est fortement inspiré de ces pièces. « J’écris à côté de Shakespeare, avec lui. C’est un travail de réécriture, dans le sens qu’on crée une nouvelle oeuvre qui n’est pas la sienne. » Il a actualisé — sans les transposer à notre ère — ces réflexions afin d’en faire un texte « pertinent et percutant » maintenant. L’univers romain « devient une allégorie qui nous permet de parler des différents courants, des conflits politico-sociaux, économiques même, qui nous traversent aujourd’hui ».

Une année complète quasiment en confinement shakespearien. Ce travail gomme toute vie autre. Mais en même temps, c’est extraordinaire.

 

Cette partition joue avec les anachronismes et les différents niveaux de langue, dans une « musique » très différente de celle de Shakespeare. « Je ne doute pas que certaines personnes vont être choquées par les choix qu’on a faits. Mais tant mieux. Je brasse la cage. » Dalpé donne en riant l’exemple d’un personnage lançant « Fuck les vieux ! » en plein milieu d’une envolée. « Ce qui m’intéresse, ce n’est pas la parole shakespearienne, la lettre, mais les pulsions du personnage qu’il a créé. »

Si le rapport avec le public est direct, les créateurs ont pris garde à ne pas faire de Rome une fresque réductrice, un raccourci des tragédies, prévient Brigitte Haentjens. « On avait le désir d’essayer d’en montrer la richesse aussi, la profondeur. La langue est directe, mais elle montre les choses dans leur complexité. » Même si le spectacle est accessible.

Domination

Courant de la tyrannie aux balbutiements de la démocratie dans une république, puis de l’édification d’un empire jusqu’à sa chute et au chaos, la trame du spectacle suit « un cycle de vie du pouvoir, en quelque sorte », résume la metteuse en scène. Les échos entre la civilisation romaine et notre monde s’imposent d’eux-mêmes. Dès le début, la scène où Tarquin exerce sa domination par le viol se lit à travers le mouvement #MoiAussi. « C’est toujours l’histoire de Lucrèce, mais ça résonne autrement, dit Jean Marc Dalpé. Et dans Coriolan, il y a la grande scène où le peuple investit le Capitole. On est en plein délire trumpiste [rires]. On n’a pas besoin de le souligner. » Bref, les « exemples pleuvent ».

Pour l’auteur, Shakespeare a très bien perçu les mécanismes du conflit politique, « comment les intérêts entrent en conflit, comment ça peut déraper facilement vers la violence et la tragédie. L’être humain ne change pas, parce que nous avons des volontés qui s’opposent. Et quand ça arrive, on fonctionne depuis des milliers d’années avec les mêmes ressorts pour avoir ce qu’on veut, atteindre nos buts. Qu’on soit en toge, en tuxedo ou en talons hauts — hé, c’est bon, ça », lance-t-il en riant, fier de son image improvisée.

Il s’agit donc d’une culture de domination, d’une volonté « d’écraser l’autre », ajoute sa complice. « De jalouser et de vouloir posséder ce qui appartient à l’autre. »

Un voyage

Au départ, Brigitte Haentjens n’avait pas forcément prévu de monter une fresque d’une ampleur aussi monumentale, d’une durée de sept heures et demie, entractes y compris ! « Mais j’aimais l’idée d’un voyage à travers différents univers, une épopée, un peu comme l’Odyssée. C’est quand même très différent, pour le spectateur. Et je crois au pouvoir du théâtre, et au collectif. Donc, il y avait aussi le désir d’avoir sur scène une collectivité variée, d’âges et d’origines différents. J’aimais ce côté métissé de la société. »

Parmi sa trentaine (!) d’interprètes, elle a attribué les rôles, majoritairement masculins, sans tenir compte nécessairement du genre (« ainsi Céline Bonnier joue Brutus ») ou de l’âge. Mais, souligne-t-elle, « il y a une simplicité théâtrale dans la proposition. On ne fait pas semblant qu’on devient un autre personnage. Tout le monde joue dans toutes les pièces, de grands et de petits rôles. On peut aussi bien y jouer un garde que Coriolan. C’est beau, ça, pour moi. C’est l’idée de la troupe. »

La créatrice avoue qu’elle n’avait pas réalisé, d’abord, quel défi cette aventure représenterait, « l’exigence et la discipline » requises sur le plan personnel : « Une année complète quasiment en confinement shakespearien. Ce travail gomme toute vie autre. Mais en même temps, c’est extraordinaire. »

Shakespeare semble appeler ce genre de projet démesuré. Au Québec, Dalpé avait d’ailleurs joué dans le marathon de Five Kings, « une belle expérience ». Et au Festival TransAmériques de 2010, on avait pu voir Tragédies romaines, de la troupe Toneelgroep Amsterdam, dirigée par Ivo Van Hove, qui enfilait trois des pièces romaines. On aura souvent rappelé cette production à Brigitte Haentjens… « Au début, lorsque je parlais du projet, tout le monde me disait [elle emprunte une voix pleine de dérision] : “Ivo Van Hove l’a fait.” Comme si, parce que c’est un grand metteur en scène européen qui avait des moyens, on n’avait pas le droit, la légitimité de [monter aussi ces pièces]. Je ne dis pas que ça ne m’atteignait pas. Mais la matière m’intéressait suffisamment pour que je puisse le surmonter », dit-elle en s’esclaffant. Et pourquoi le public n’aurait-il pas la chance de voir un autre regard sur ces grands textes ? demande la metteuse en scène.

Louant la complexité de la pensée shakespearienne, Dalpé, lui, rêve déjà à un autre cycle italien, constitué des deux pièces vénitiennes, Le marchand de Venise et Othello. « Je cherche un metteur en scène qui aimerait faire ça. Ce sont deux pièces qui parlent de l’Autre. C’est fantastique ! » Le message est lancé…

Rome

Traduction et adaptation : Jean Marc Dalpé, d’après William Shakespeare. Mise en scène : Brigitte Haentjens. Création : Sibyllines, en coproduction avec le Théâtre français du CNA. À l’Usine C, du 5 au 23 avril.

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