Le théâtre en ligne n’est pas rentable

Pour rentabiliser le coût moyen de la webdiffusion d’un spectacle de théâtre pendant la pandémie, il aurait fallu vendre le billet « virtuel » douze fois plus cher que les 17 $ demandés.
On peut le dire autrement : pour équilibrer les comptes de la webdiffusion théâtrale et maintenir le prix du visionnement à un seuil relativement bas, il serait nécessaire, selon l’ampleur des créations, de générer de trois à dix fois plus d’achalandage en ligne.
En plus, un tournage de qualité cinématographique, comme ceux réalisés pendant les confinements, n’offre aucune économie d’échelle. Filmer une pièce entraîne des dépenses supplémentaires pouvant ajouter jusqu’à 50 % du coût de la production scénique déjà engagé.
On ne nous force pas à aller vers le numérique. On est encore à réfléchir à la manière de mettre le numérique au service de l’art vivant. On dirait que ce sont deux mondes difficiles à conjuguer.
Bref, en l’état et selon des normes élevées de réalisation, la diffusion numérique du théâtre telle qu’elle a été expérimentée en 2020 et 2021 n’est ni rentable ni même populaire, selon le bilan obtenu par Le Devoir.
Le projet de webdiffusion de spectacles avait le soutien du programme Ambition numérique du ministère de la Culture et des Communications (MCCQ). Une subvention spéciale d’un million de dollars a été affectée à la préparation de cette programmation dématérialisée.
La somme a soutenu en bonne partie la captation d’une vingtaine de pièces (dont deux audio) offertes sur deux ans par les huit théâtres membres de Théâtres associés inc. (TAI) : le Théâtre d’Aujourd’hui, Duceppe, La Bordée, Denise-Pelletier, le Rideau Vert, le Quat’Sous, le Théâtre du Nouveau Monde (TNM) et le Trident. La subvention exceptionnelle a également permis de réaliser l’analyse des données de fréquentation in fine.
« La subvention a soutenu des captations de grande qualité, et on est vraiment heureux d’avoir testé cette formule, commente Marc-Antoine Malo, codirecteur général et directeur administratif du Trident, mais aussi président de TAI. En même temps, le constat demeure : le modèle reste à construire. Même en pleine pandémie, alors que le public ne pouvait pas venir en salle, le modèle de webdiffusion n’a pas été du tout rentable. »
En ligne de compte
Les constats autour de la vidéo sur demande en théâtre sont à verser au bilan du grand basculement en ligne des milieux culturels encouragé par les gouvernements ou par la force des choses. Certains secteurs, comme celui des musées ou des archives ou comme celui des médias d’information, semblent accroître grandement le rayonnement de leurs collections de leurs productions avec le Web. D’autres secteurs peinent encore à rentabiliser l’effort. C’est le cas du livre numérique, dont les ventes restent encore assez marginales.
« On ne nous force pas à aller vers le numérique, nuance M. Malo. On est encore à réfléchir à la manière de mettre le numérique au service de l’art vivant. On dirait que ce sont deux mondes difficiles à conjuguer. »
La vingtaine de productions présentées sur écran a attiré plus de 35 000 visionnements pendant les périodes de confinement sanitaire, soit à peu près le nombre de spectateurs en salle pour une seule pièce à l’affiche avec succès (et supplémentaires) au TNM pendant une saison habituelle. Les données montrent que plus du tiers (37 %) de ces webspectateurs résidaient à plus de 25 km du théâtre et qu’une petite moitié (45 %) n’avait pas fréquenté une salle théâtrale en présentiel pendant les deux années précédant la pandémie.
Marie-Claude Hamel, directrice des communications de Duceppe, nuance elle aussi la lecture pessimiste qu’on pourrait faire des données révélées dans le bilan. « Oui, ça coûte cher, de diffuser en ligne, mais si on arrivait à aller chercher au moins le même nombre de spectateurs en virtuel qu’en salle, soit une moyenne d’environ 12 000 personnes, le modèle serait viable, dit-elle. En tout cas, on ne serait pas très loin de pouvoir financer ce mode de diffusion supplémentaire. »
Une captation numérique demande autour de 200 000 $. Mme Hamel croit aussi qu’une alliance avec une plateforme bien établie, comme Tou.tv ou telequebec.tv, pourrait faire gonfler les clientèles. Télé-Québec a par exemple diffusé en direct une représentation de la pièce La face cachée de la lune, de Robert Lepage, le 6 février 2021.
Revenir à l’essence
Le projet de webdiffusion n’a pas non plus induit de concurrence forte dans le secteur puisque 85 % du public virtuel n’a consulté l’offre en ligne que d’une seule compagnie. Cette donnée peut aussi être lue de manière plus déprimante pour les théâtres : plus de huit clients Web sur dix ne sont pas revenus après le premier branchement.
Les informations obtenues ne permettent pas de décortiquer la distribution des fonds pour comprendre qui en a le plus bénéficié, des artistes, des techniciens du théâtre ou des compagnies numériques. Une part de l’enveloppe a servi à assumer les coûts générés par les contrats négociés avec les syndiqués devant et derrière les caméras pour autoriser la webdiffusion.
Des clauses balisent les éventuelles rediffusions. Les autorisations de relais des pièces québécoises ne valent que pour le Canada. Il y a des limites à pouvoir imiter la diffusion en salle de cinéma des productions de l’Opéra du MET de New York…
M. Malo explique que, malgré l’échec du projet du point de vue de la rentabilité, certains théâtres continuent de réfléchir à la manière de poursuivre l’expérience de la webdiffusion. « Je mentirais si je disais qu’on va tous continuer d’en faire », dit le président de TAI. En tout cas, Le Trident ne s’y engage pas pour la prochaine saison. « On va revenir à l’essence de ce que nous sommes », c’est-à-dire des diffuseurs de spectacles en présentiel, et pas en virtuel.
Trente-trois captations de spectacles diffusées à Télé-Québec
Télé-Québec a diffusé 33 captations de spectacles en tous genres (théâtre, danse, musique et même un concert symphonique) depuis le début de la pandémie en 2020. La diffusion s’est poursuivie après la réouverture des salles. « Il y a longtemps qu’un passeport culturel de cette envergure n’avait pas été offert au public », a écrit au Devoir Danielle Brassard du service des relations publiques et de presse de la télévision publique.
La manne de 33 spectacles comprenait 2 captations en direct (La face cachée de la lune et Les étés souterrains). D’autres productions ont été adaptées pour l’écran dont Les Hardings, La nuit du 4 au 5 et Embrasse.
L’effort exceptionnel a été rendu possible par le versement d’un budget supplémentaire du ministère de la Culture et des Communications. La diffusion de spectacles va se poursuivre en 2023-2024, peut-être avec de nouvelles diffusions en direct, mais rien n’est encore arrêté. Le dernier budget a aussi accordé une somme de 101 millions sur cinq ans à Télé-Québec pour la production originale d’émissions pour la jeunesse.
Une version précédente de ce texte omettait le nom de Mathieu Quesnel parmi les auteurs de la pièce L'amour est un dumpling.