«Insoutenables longues étreintes»: en quête d’absolu

Entre Christine Beaulieu et Philippe Cyr, il s’est développé non seulement une complicité, mais une véritable admiration mutuelle. « Philippe fait du théâtre d’une manière qui me rejoint beaucoup. Dans la forme, il y a toujours quelque chose de nouveau, de renversant », explique Christine Beaulieu, qui va voir tous ses spectacles — même ceux de finissants des écoles de théâtre ! — depuis qu’il l’a dirigée dans Selfie, en 2015. Après leur fructueuse collaboration sur la pièce documentaire J’aime Hydro, une « aventure particulière, marquante, qui a laissé d’importantes traces positives », Philippe Cyr désirait retrouver cette comédienne « généreuse, aux capacités hallucinantes », dans une partition lui offrant beaucoup d’espace créatif.
Ce qui est le cas d’Insoutenables longues étreintes, d’Ivan Viripaev. Cyr met en scène pour la première fois cet auteur russe majeur, dont le théâtre Prospero présente une quatrième pièce depuis 10 ans, après Oxygène, Illusions et Les enivrés, dirigés par Christian Lapointe ou Florent Siaud. « J’ai toujours été jaloux des metteurs en scène qui montaient Viripaev ! » confesse en riant le nouveau directeur artistique du théâtre.
Pour décrire la particularité du dramaturge, Cyr ose le mot « kinesthésique ». « Quand je lis cet auteur, je ressens physiquement quelque chose. Les artistes qui réussissent à faire ça sont très rares. Viripaev transmet ça dans le rythme, dans l’écriture, dans la forme du récit, dans la façon dont il se joue du cheminement de la pensée. C’est fabuleux. »
Le créateur ne tarit pas d’éloges sur cet auteur qui surprend constamment. « Il est capable de générer beaucoup d’idées chez le spectateur. Il stimule l’imaginaire, la réflexion. Et lui-même fait s’entrechoquer ses idées à l’intérieur du texte. Ce processus-là est en ébullition presque constante, ce qui est fascinant à percevoir. C’est une matière vraiment vivante, comme peu de textes sur lesquels j’ai eu à travailler. »
Et cet auteur « radical » est aussi un dissident. Le Russe vit désormais en Pologne, et « au début de la guerre [en Ukraine], il a dit qu’il remettait tous ses droits d’auteur à des fondations qui allaient aider le peuple ukrainien ». Résultat : celui qui était « joué énormément » dans son pays d’origine y est maintenant « complètement banni ».
Insoutenables longues étreintes expose la quête d’absolu de quatre trentenaires qui cherchent à sentir qu’ils sont vivants, résume Christine Beaulieu. « Comment fait-on pour se sentir vivant ? C’est une grande question qu’on se pose tous à un moment, ou chaque jour, je pense. » Et la trentaine est justement l’âge où s’imposent avec urgence les grandes interrogations sur le sens de sa vie et le besoin de trouver sa place dans le monde.
Entre New York et Berlin, ces personnages, généralement expatriés, « cherchent un endroit où ils vont être bien. Mais est-ce que ça existe vraiment, un ailleurs où pouvoir s’épanouir pleinement ? Finalement, ailleurs sur la Terre, on revient toujours à notre même réalité d’humain. » Et en cherchant une réponse, chaque personnage se met à communiquer avec « un être d’une autre galaxie » à l’intérieur de lui, qui prend de multiples formes — souvent étonnantes… Est-ce Dieu, l’Univers, eux-mêmes ?
« Ils tentent d’imaginer un autre monde, ajoute le metteur en scène. C’est comme s’ils faisaient table rase de ce qui existe pour essayer d’inventer autre chose, un autre rapport au monde. Mais c’est très difficile d’imaginer autre chose que ce qu’on connaît. » Si cette quête est ici liée à une étape de la vie, la trentaine, le texte résonne pour tout le monde, précise-t-il. La pièce porte un regard sur la façon dont fonctionnent « les relations entre les gens dans notre société capitaliste actuelle ».
Et pour le créateur, l’oeuvre fait écho à « ce qu’on est en train de vivre : il y a une vraie tentative de redéfinir le monde autrement maintenant, de redéfinir le rapport à soi et aux autres. Les choses sont en métamorphose, et c’est tant mieux ! On renomme les identités, les appartenances, les questions de genre. En même temps, une sorte de critique traverse le texte : au final, dans cette tentative d’être en contact avec soi, c’est avec eux-mêmes que les personnages parlent. » L’angle mort de cette recherche très spirituelle, c’est donc « un geste assez individualiste, qui fait abstraction de l’autre ».
Humour noir
Le quatuor d’Insoutenables longues étreintes est engagé dans des expériences extrêmes, des comportements autodestructeurs. Philippe Cyr y voit « une forme d’humour, parce que c’est tellement de gros clichés : sexe, drogue, rock and roll. Viripaev s’amuse à distordre ces clichés, et ça finit par être assez drôle. On rit un peu de nous-mêmes, de nos quêtes et de nos grands questionnements, à travers ça. Le génie de ce texte, c’est de mélanger le mysticisme et le comique. C’est rare de réussir cette tonalité-là dans l’écriture. » Et Cyr croit « qu’on peut proposer au public des oeuvres qui sont exigeantes, mais qui sont aussi séduisantes, divertissantes ».
Sa mise en scène va également « embrasser » les continuelles ruptures de cette oeuvre où les interprètes sont parfois des narrateurs, puis plongent dans l’incarnation, passant d’un « jeu détaché à un jeu exacerbé ». Dans la salle de répétition du Prospero où on a rencontré le duo, Christine Beaulieu exhibe alors sa copie de la pièce, un cahier tout bariolé où les répliques sont surlignées de couleurs distinctes, en expliquant à quelle voix correspondent le bleu (la narration), le jaune (« l’être d’une autre galaxie ») et l’orange (son personnage, Monica). « Pour moi, comme actrice, il y a vraiment trois adresses totalement différentes », explique celle qui annote toujours ses partitions (« je suis très studieuse ! »). « Et ça crée des scènes fabuleuses, je trouve, des moments très théâtraux. Je pense que ça va être réjouissant pour le spectateur. »
Pour Cyr, il s’agit d’un « show d’acteurs. Il appelle une virtuosité, parce que c’est très difficile de faire ce que Christine décrit ». En constituant sa distribution, qui comprend également Marc Beaupré, Joanie Guérin et Simon Lacroix, il cherchait à la fois des interprètes très habiles et des « êtres différents ». Les couples s’interchangeant dans la pièce, les quatre forment ici des « combinaisons étonnantes ».
Et dans le travail de création, le metteur en scène s’appuie sur l’émulation, soumettant ses interprètes à un petit jeu pour les stimuler. « Je leur dis toujours : “Il faut aussi que tu impressionnes tes partenaires. Et que tu les surprennes. C’est quoi, la prochaine carte que tu sors de ton jeu et qui pourrait faire avancer le récit ? Quel est ton nouveau truc, qu’on n’a pas vu jusqu’à maintenant ?” »
« On rebondit beaucoup l’un sur l’autre. C’est assez excitant », soutient Christine Beaulieu, qui vante ses collègues, mais aussi l’équipe de concepteurs « exceptionnels » (Odile Gamache à la scénographie, Cédric Delorme-Bouchard aux éclairages, Vincent Legault à la musique et Wendy Kim Pires aux costumes) de la production.
Finalement, la comédienne estime que la pièce de Viripaev, avec son parcours qui emprunte tout le temps des directions inattendues, compose une sorte d’image de la vie, avec son caractère imprévisible. « Il y survient toujours des choses que tu ne pouvais pas du tout imaginer, qui viennent complètement changer ton parcours. Moi, la vie m’étonne constamment. C’est dur pour l’humain d’accepter ça. On a tous tendance à vouloir avoir des certitudes, pour se rassurer. Mais c’est comme si [l’auteur] nous disait un peu : accepte que tu n’auras pas d’assise certaine, qu’il y aura toujours des doutes et jamais rien de vraiment réglé. »
« La vie est chaotique, folle, surprenante, acquiesce son complice. Et le théâtre peut l’être aussi. »