Les «girls» jouent la comédie en se jouant de la vieillesse
Il n’y a pas d’âge pour l’art, et des aînées de la capitale nationale sont en voie de le prouver. À 80 ans passés, elles s’apprêtent à fouler les planches pour, souvent, la première fois de leur vie. Le Devoir a assisté à une répétition de cette troupe de Québec qui se lance dans le théâtre avec toute la fougue de la vieillesse.
C’est vendredi matin à la résidence Trait-Carré de Charlesbourg, la répétition hebdomadaire s’apprête à commencer. La metteuse en scène, Carole Muller, déplie une table, déplace quelques chaises. En quelques minutes, voilà le décor planté : place au théâtre !
La troupe entre lentement en salle : onze femmes et un homme âgés de 64 à 90 ans qui n’ont, pour la plupart, aucune expérience de scène. Certaines se déplacent en fauteuil roulant, d’autres en s’appuyant sur une canne ou un déambulateur. Ensemble, ils cumulent près d’un millénaire de vécu : les voici pourtant fébriles et fiers, à la fois arrière-grands-parents et émerveillés de plonger, au soir de leur vie, dans une nouvelle passion.
« J’ai élevé des vaches pendant 46 ans sur l’île d’Orléans, explique Philippe Noël, un octogénaire natif de Sainte-Pétronille et seul représentant masculin de la troupe. Je n’avais jamais fait de théâtre auparavant. J’aime ça, mais ça met les nerfs à fleur de peau ! »
Chaque vendredi depuis septembre, à raison de deux heures par semaine, les 12 actrices et acteur en herbe répètent de courtes saynètes écrites par Clémence DesRochers, qui frise elle-même 90 ans et qui a gracieusement autorisé la bande à s’amuser autour de son oeuvre.
L'âge, c'est juste un chiffre. La vieillesse, ce n'est pas obligé d'être un mouroir !
À la première répétition, la peur de l’inconnu tenaillait les apprenties comédiennes et l’apprenti comédien. « Ils posaient beaucoup de questions », se souvient Carole Muller, elle-même actrice, qui démocratise le théâtre dans quelques RPA de Québec. « Une des premières, c’était : “Il va-tu falloir apprendre nos textes par coeur ?” Ils croient toujours qu’ils ne sont plus capables, mais ce n’est pas vrai : ça s’imprime dans le cerveau comme une chanson ! »
« À un moment donné, c’est la mémoire qui n’est plus trop, trop là », craignait Lucille Martineau au départ. À 78 ans, la dame aux yeux bleus redécouvre, après un long hiatus de 60 ans, le théâtre qu’elle a tant aimé pratiquer dans l’enfance.
« J’en faisais à l’école avec les religieuses et j’adorais ça ! Je rêvais d’en refaire depuis ce temps-là, mais l’occasion ne se présentait jamais. Quand j’ai su qu’ils faisaient du théâtre ici, j’ai tout de suite embarqué et j’aime vraiment ça ! Puis, Carole nous a tellement donné des bons trucs, ç’a très bien été pour apprendre mes répliques. »
La preuve est dans la pratique. La première saynète, intitulée Les girls chez le coiffeur, se déroule dans un salon d’esthétique. Ça débute par un cri de mort. « Aaaaah ! » hurle Lise Drolet depuis les coulisses. Une douloureuse séance d’épilation est en cours, un retentissant « ayoye ! » résonne encore. « Tiens, lance Louise Plante en levant les yeux de la manucure qu’elle exécute d’un air excédé. Elle vient de perdre sa moustache ! »
À l’autre extrémité de la scène, Claudette Matte, 90 ans, la tête enfoncée dans un sèche-cheveux, implore quelqu’un de baisser la chaleur. « Je brûûûle ! » répète-t-elle avec un sens du punch qui ne manque jamais de faire rire sa metteuse en scène. La saynète prend vie presque sans le soutien des textes, et les répliques s’enchaînent avec rythme, parfois interrompues par quelques trous de mémoire, qui finissent toujours dans de grands éclats de rire.
« C’est mon petit bonheur de la semaine », dit Carole Muller en regardant sa troupe s’amuser avec une complicité évidente. « Ils me prouvent que peu importe l’âge, tu peux faire des choses aussi, tu n’es pas condamné à subir les difficultés qui viennent avec les années. Eux, ils laissent ça de côté et ils foncent vers quelque chose de nouveau ! Ça me rend fière de les voir fiers. Ressentir de la fierté dans ce que tu fais, ça donne de la vie ! »

La troupe, elle, ne manque certainement pas de vitalité. La cadette, Carole Drolet, a un large sourire accroché au visage lorsqu’elle interprète ses personnages. L’aînée, Claudette Matte, se découvre un talent naturel sur les planches.
« Je suis un peu tomboy, déclare en riant la dame, qui entame son 90e printemps. Je ne connaissais absolument rien au théâtre, je ne me rappelle pas d’avoir assisté à une pièce dans ma vie. Dans le temps, explique la matriarche d’un clan qui compte aujourd’hui d’innombrables petits et arrière-petits-enfants, on se mariait, on abandonnait notre emploi et on s’occupait de nos familles. »
Elle a décidé de plonger dans l’aventure théâtrale, un pas qu’elle ne regrette pas du tout d’avoir franchi. « Début septembre, nous ne nous connaissions pas, et aujourd’hui, nous formons une belle gang ! Franchement, j’ai toujours hâte aux vendredis. »
Approfondir les personnages, comprendre leurs intentions, coordonner le geste et la parole à partir d’un texte qui doit devenir une seconde nature : le théâtre impose une discipline qui surprend la troupe. Plusieurs répètent le soir, parfois devant le miroir, pour apprendre leurs lignes ou parfaire leur gestuelle.
« Je ne pensais pas devoir investir autant de temps, s’étonne encore Louise Plante, une ancienne enseignante à l’énergie et à l’aplomb encore intacts à 83 ans. Ça prend de l’humilité. Et puis je me dis : “si je me trompe, je me tromperai. S’ils ne sont pas contents, qu’ils viennent le faire !” »
La troupe a encore quelques vendredis devant elle pour maîtriser son spectacle. Deux représentations devant public approchent : une réservée aux familles, une autre pour les gens de la résidence, avant de partir en tournée, qui sait, dans d’autres RPA de la région.
« Je suis fière de moi et je suis fière de ce que je représente pour les gens de mon âge, conclut Claudette Matte avec entrain. L’âge, c’est juste un chiffre. La vieillesse, ce n’est pas obligé d’être un mouroir ! »
« Non monsieur, ajoute Louise Plante à ses côtés. Je suis peut-être âgée, mais je ne serai jamais vieille ! »