Théâtre: déconstruire une culture de domination et des narratifs sexistes

Le même jour, le 14 mars, prendront l’affiche à Montréal trois pièces très différentes, mais qui proposent toutes un regard féministe. Sans compter qu’elles sont liées par certains thèmes communs. Le Devoir a donc réuni, à leur enthousiasme, trois des artistes qui portent ces spectacles. Certaines voient dans cette coïncidence le signe d’une plus grande présence de cette parole, ou en tout cas des créatrices, dans les programmations théâtrales. « Je suis tellement heureuse d’être en entrevue avec vous aujourd’hui, parce que je sais ce que ça veut dire, lance Guillermina Kerwin. On est en train de récolter les fruits ici de ce que certaines et certains ont fait depuis des décennies. »
Pour résumer grossièrement, on pourrait dire que, chacun à leur façon, ces spectacles rendent visibles, pour les remettre en question, des visions banalisées, des schémas stéréotypés des femmes. Utilisant toutes le pouvoir de l’humour, ces productions renversent des clichés, détournent des codes, s’approprient des récits convenus pour les réécrire. Elles mettent notamment en cause la représentation des femmes dans la culture et les médias. Dans l’imaginaire collectif.
Présenté au Centre du Théâtre d’Aujourd’hui, Beau gars satirise la part toxique de la culture populaire, soit la complaisance de certaines productions face à la victimisation ou à l’exploitation du corps des femmes, où on « accepte la banalisation d’un viol » sous couvert de divertissement. Pour Guillermina Kerwin, qui monte la pièce, l’autrice canadienne Erin Shields a eu la brillante idée de dire : « Si c’est du divertissement, jouons l’inverse et recevons [l’impact] de voir des hommes se faire maltraiter. » Il s’agit de renverser les discours et les comportements stéréotypés afin de mieux les révéler.
Le spectacle, devant lequel « on rit un peu jaune », est planté dans un contexte futuriste où les femmes détiennent les rôles de pouvoir. Trois d’entre elles (Marie Bernier, Oumy Dembele, Cynthia Wu-Maheux) y commentent avec détachement des films et téléséries très graphiques, tout en reluquant un homme-objet (Gabriel Lemire)… « Beau gars est une satire d’une culture de domination, de la société patriarcale, mais moi je le vois aussi comme la satire d’un comportement humain universel, de vouloir dominer, dit la metteuse en scène. J’essaie d’approcher ça de façon humaniste. On remet en question la définition du pouvoir, de la puissance. Peut-être que la puissance, c’est d’être dans un système de partenariat, plutôt que de patriarcat. »
Soyons en colère ensemble. Moi, je revendique le droit d’être fâchée contre certaines choses. À partir du moment où, tous ensemble, on se dit que ça n’a pas de bon sens, c’est là qu’on peut commencer à changer des choses. Mais il faut honorer en nous la place où, hommes et femmes, ça grince.
Projet lancé par le choc de Claire Renaud devant les agressions de femmes dans les rues de France après la victoire des Bleus lors de la Coupe du monde de soccer 2018, Sportriarcat, créé à l’Espace libre, se penche sur les liens entre la culture du sport, sa représentation médiatique et les rapports de domination sociaux, abordant la culture du viol. Le monde du sport-spectacle y devient une « loupe », une métaphore pour parler de la société plus large, dit l’écrivaine de plateau.
Avec cette série de tableaux, très performatifs, « c’est comme si on entrait dans le stade des Jeux olympiques du féminisme ». Les six interprètes « jouent un peu les stéréotypes du monde du sport. On met en scène des métaphores. On essaie d’utiliser aussi les valeurs positives du sport comme un espace d’émancipation. On présente les deux côtés de la médaille, dans le fond ».
Véronique Pascal, l’interprète et traductrice de Couper, a eu « une réaction physique très forte » en lisant ce texte de l’Australien Duncan J. Graham. Transformant la salle intime du Prospero en intérieur d’avion, le solo suit les pensées et sensations d’une agente de bord pourchassée par un homme. Utilisant « la posture des femmes dans le cinéma d’horreur, la figure de la final girl » — la survivantedes slashers —, ce « stalker moviethéâtral » met le spectateur dans une position « légèrement déstabilisante ». Et sans dévoiler le revirement, le récit défait un archétype féminin et réécrit sous nos yeux un « narratif éculé ». « Il y a une grande reprise de pouvoir. On passe d’une femme apeurée à une conquérante. »
C’est là l’un des thèmes communs au trio de pièces : le corps féminin, comment il est stéréotypé, abusé, exploité… Les créatrices acquiescent. « C’est un corps-objet, ajoute Véronique Pascal. Et dans Couper, le corps-objet devient sujet. Il s’anime d’une force mythologique, une force qui se revendique d’une colère, en fait. Que [la protagoniste] ne se permet pas d’exprimer. »
« C’est drôle, on fait le même chemin dans Sportriarcat », intervient Claire Renaud. Le spectacle met d’abord en scène « ce qui est attendu » des femmes, telle la délicatesse, pour se rendre jusqu’à une image de puissance. « On s’est beaucoup posé la question de comment faire ça sans reproduire les codes de la virilité. L’idée est de remettre en question la représentation médiatique, de la déconstruire et de montrer autre chose sur scène. Finalement, la force vient beaucoup du groupe, de l’équipe. Et je pense que ce que le spectacle a de cathartique, ce n’est pas tant qu’on arrive avec des solutions, mais qu’on comprend que la porte de sortie, c’est la sororité, la communauté. Du moment qu’on a commencé à parler de ça, on a gagné en force d’avoir ouvert cette parole-là. Et de s’écouter. »
Une culture
Les créatrices semblent s’entendre pour dire qu’avec leurs spectacles, il s’agit de cibler un système, une culture, et non pas un groupe, nommément les hommes. « Dans mon travail, mon regard, c’est vraiment d’arrêter de parler de cette dichotomie entre les victimes et les agresseurs, dit Renaud. C’est de se retourner vers l’institution. […] Comment ça se fait que les gens à la tête des institutions soient partie prenante des agressions, les perpétuent, les cachent ? C’est-à-dire que le pouvoir est un problème. Il faut arrêter de regarder ça comme des anecdotes. » « La domination est un problème, renchérit Kerwin. Aux hommes aussi, il est demandé d’être invisibles, dans leur intimité, dans leur capacité d’être en relation avec eux-mêmes, au même titre que nous. C’est un mal commun. C’est pourquoi j’aime bien qu’on soit inclusifs. Parce que ça concerne tout le monde. On reproduit le système [binaire] si on dit : “c’est toi le coupable et moi la victime”. On reproduit une domination. Soyons bienveillants. »
« Soyons en colère ensemble, lance Pascal. Moi, je revendique le droit d’être fâchée contre certaines choses. À partir du moment où, tous ensemble, on se dit que ça n’a pas de bon sens, c’est là qu’on peut commencer à changer des choses. Mais il faut honorer en nous la place où, hommes et femmes, ça grince. »
« C’est ce qui a l’air commun à nos spectacles, quand je vous entends parler : j’ai l’impression qu’on fait des shows pour que les hommes soient aussi en colère que les femmes, estime la créatrice de Sportriarcat. Pour moi, c’est ça la clé : si j’arrive à vous faire comprendre ce qu’on vit à tous les jours, et vous le faire ressentir dans votre corps, je sais que vous allez sortir de la salle transformés et allez avoir envie de penser autrement. »
Au final, elle juge que sa responsabilité d’artiste loge là : dans l’écriture de « nouveaux narratifs » pour occuper l’espace culturel. « On n’a pas le temps de remettre en question ce qui a été fait. Faut juste faire autre chose. Et que ça prenne toute la place, finalement. » « Il faut le faire sans peur », ajoute Véronique Pascal. « Sans s’excuser ! » conclut Guillermina Kerwin.