«Pisser debout sans lever sa jupe»: s’«indéfinir» pour se libérer des étiquettes

Une mise en scène à Québec, une création à Montréal : l’agenda du précoce créateur de 30 ans ne connaît guère de répit. Et entre L’éveil du printemps qu’il vient de monter au Trident, grand théâtre dont il assume désormais la direction artistique, et le texte de son cru qu’il s’apprête à mettre au monde, Olivier Arteau voit des thèmes qui se font écho : la question identitaire, le sentiment d’appartenance, « comment on se définit par rapport à soi-même et par rapport au groupe ».
À l’origine, Pisser debout sans lever sa jupe partait de son malaise, remontant à l’enfance, devant sa façon exubérante de bouger, qu’il jugeait « trop féminine et enfantine ». L’auteur et metteur en scène voit la pièce comme le second volet d’un projet amorcé avec La pudeur des urinoirs, l’étonnante performance faite avec Fabien Piché dans la vitrine du Centre du Théâtre d’Aujourd’hui en mars 2021, qui posait la question « Est-ce que notre corps nous appartient ? ». Ici, son interrogation sur la construction identitaire a fini par s’élargir : « Est-ce que je m’appartiens ou ce sont les autres qui viennent définir ma propre identité ? »
La première partie du spectacle dépeint les retrouvailles d’une gang d’amis. Les personnages, de différentes identités sexuelles et de genre, finissent par s’accuser mutuellement de ne pas se conformer aux règles de leur communauté… « Finalement, dans un groupe qui se veut ouvert, il y a plein de rectitudes, de manières de penser qui sont comme des courants à la mode auxquels on n’échappe pas. Est-ce que ces étiquettes-là amènent une meilleure manière d’être soi-même ? Je ne le pense pas. Et ce n’est pas parce qu’on est considéré socialement comme un être vulnérable qu’on n’a pas nos paradoxes et qu’on n’est pas rempli de biais cognitifs. Le bien-pensant, on le porte tous un peu [en soi]. » Bref, on est prompt à juger autrui.
Si sa précédente pièce, la savoureuse Made in Beautiful (La belle province),brossait un panorama historique, celle-ci est très ancrée dans le présent, s’apparentant d’abord à une étude sociologique avec ses discussions autour de concepts très actuels. Plus intime, la deuxième partie verse dans l’autofiction. Arteau a élaboré en écriture de plateau cette « oeuvre collective », réécrite en fonction des improvisations des interprètes. La distribution multidisciplinaire est formée par sa « famille choisie », des artistes très proches qui se jouent eux-mêmes, avec « leurs complexes, leurs travers ». « Je les ai questionnés sur leur monstre intérieur, leurs paradoxes, pour qu’on joue avec de la matière brûlante pour eux. Il s’agit d’essayer d’annihiler l’idée de fiction : on porte déjà une persona, un masque fictionnel. Alors, pourquoi ne pas utiliser sur scène ce personnage qu’on crée tous les jours pour parler de nous-mêmes ? »
Des instants de honte
Chaque alter ego des comédiens livre donc une sorte de confession solo, sur un « instant de honte » qu’il a vécu, qu’il tente ensuite de se réapproprier, de magnifier par la musique, la vidéo ou un segment chorégraphique. On imagine bien ce que ça comporte de dévoilement impudique pour les interprètes. « Même dans le processus, ça n’a pas été toujours aisé. Parce que ça vient réveiller des parts d’ombre, jouer dans certains traumas et même révéler des dynamiques existant dans le groupe. C’est comme si tous les jours il fallait redemander leur consentement par rapport à cette pièce, parce qu’elle vient tellement d’eux. L’impudeur est requise pour essayer d’atteindre le coeur de ce spectacle, plus que dans n’importe quel autre. »
Mais la soirée est annoncée comme émancipatrice. « Je pense qu’à partir d’un certain âge, les amitiés se calcifient : on [fige] des rôles entre nous. Alors, il s’agit de dire : est-ce qu’on peut en parler pour essayer de décalcifier ce qu’on a tenu pour acquis ? C’est une quête pour tuer les a priori qu’il y a entre nous, qu’il y a dans toutes les communautés. Ce n’est pas parce qu’on s’est choisis qu’il faut se définir. Il faut chercher ensemble à s’indéfinir. »
Un concept auquel Olivier Arteau avait commencé à réfléchir lors de sa maîtrise en danse — interrompue par sa nomination au Trident : un désir de rester le plus poreux, le plus perméable possible, « et non pas le plus rigide par rapport à une identité ou à un souhait artistique ». « Mais comment peut-on s’indéfinir dans un monde qui cherche de plus en plus de définitions ? »
Pour le créateur, on ne devrait pas avoir à se définir. « On devrait juste être et recevoir les autres sans devoir les nommer. C’est pourquoi il y a de la danse et de la musique dans le spectacle : ce sont des espaces innommables, où il n’y a rien à dire, où on fait juste vivre. Des espaces où enfin on reçoit. On a la chair de poule. La chair, mais pas les mots pour définir le moment. »
Et grâce au spectre d’identités plurielles sur scène, il espère que la pièce suscitera un sentiment de reconnaissance chez les spectateurs. « Le but est de créer un sentiment de soulagement, un peu comme ce qu’on a ressenti lorsqu’on a bâti le spectacle. »
Autodérision
Tout ça est abordé avec humour, le mandat de la compagnie d’Olivier Arteau, le Théâtre Kata, étant de travailler l’autodérision. « C’est la base de mon travail : il faut savoir rire de nous-mêmes pour essayer de passer au travers. Je porte un regard critique sur ce qu’on est parce que c’est impossible d’être authentique. Je pense que l’authenticité n’existe pas en soi. On peut essayer d’être plus honnête, sincère. Mais on ne peut pas être authentique quand on est avec d’autres personnes. Dans cette quête de vouloir être encore plus soi-même, je pense qu’on se cadre dans divers silos très précis. »
Dans le récit de Pisser debout sans lever sa jupe se cache aussi le drame d’un personnage absent, dont ses amis n’ont pas su s’occuper. « Est-ce qu’à vouloir être tellement soi-même on en oublie de prendre soin d’autrui ? » se demande Olivier Arteau. Sa génération, dit-il, vit une « déconnexion entre le corps charnel et le corps pixelisé ». « On a grandi avec les écrans d’ordinateur, en regardant les gens sur des plateformes faire l’amour avant de le faire soi-même. Alors, je pense qu’on est une génération qui se cherche constamment, et à force d’être en quête de son propre soi, est-ce qu’on perd un peu de ce regard tourné vers les autres ? »
Le jeune créateur n’a de cesse de se questionner sur la notion de projet collectif. Celui du Québec dans Made in Beautiful. Et celui de la « communauté LGBT » dans cette pièce-ci. « Est-ce qu’on est vraiment ensemble ? Est-ce qu’il y a un sentiment de lien entre ces individus ou bien vit-on tellement de réalités différentes que c’est impossible de nous unir sous un même vocable ? C’est sûr que [la pièce] porte un regard critique sur une communauté vulnérable. Mais dans ces communautés-là aussi, il y a des failles, de grandes douleurs dont on ne prend pas soin. »
Finalement, avec ce spectacle dont la forme bifurque après une partie chorale initiale, évoquant ses louangées oeuvres précédentes, l’artiste, qui a vite développé une signature forte, cherche à s’extirper d’un format esthétique dans lequel lui-même se sent pris parfois. « Est-ce que je crée en fonction du cadre dans lequel les gens m’ont valorisé ou bien est-ce que je crée avec toujours autant de sincérité ? Ce spectacle-là, qui est en trois parties, est une espèce de mutation des formes et des cadres narratifs que j’ai envie d’emprunter. Je pense que même le spectacle en soi est une oeuvre qui se cherche — positivement, je souhaite. Tout du long, il cherche la forme juste pour exprimer le bon sentiment. J’essaie, à travers ce spectacle, de m’indéfinir moi-même et de me poser des pièges afin de ne pas tomber dans des esthétiques qui vont me définir encore plus. »