«Hedwig et le pouce en furie»: ma vie en chansons

À cheval entre l’est et l’ouest, la domination et la liberté, le masculin et le féminin, le haut et le bas, Hedwig est un personnage non binaire aux proportions mythologiques. Le périple qui va l’entraîner de Berlin-Est jusqu’à Junction City, au Kansas, est rempli de faits saillants, d’aventures rocambolesques qui nous sont racontées en chanson depuis la scène d’un concert rock intimiste. Créée en 1998 par John Cameron Mitchell et Stephen Trask, adaptée au cinéma en 2001, présentée ensuite aux quatre coins du monde et finalement consacrée sur Broadway en 2014, Hedwig and the Angry Inch est certainement l’une des oeuvres les plus singulières que nous ait données la comédie musicale américaine.
Un quart de siècle après sa création, le quasi-monologue arrive chez nous traduit et mis en scène par René Richard Cyr : Hedwig et le pouce en furie. Dans le rôle-titre, celui d’un individu qui a été violé, mutilé et forcé à une réassignation de genre, on trouve un comédien à la hauteur du défi : Benoit McGinnis, qui s’acquitte de sa lourde tâche avec toute la fougue et la sensibilité qu’on lui connaît. Dans les habits d’Yitzhak, le mari d’Hedwig, une drag queen juive d’origine croate, Elisabeth Gauthier Pelletier est drôle et très en voix. Les deux interprètes sont appuyés par quatre musiciens.
Dès les premières minutes du spectacle, on comprend que notre Hedwig a quelque chose de bien montréalais. D’abord parce que, dans un excès d’irrévérence, elle ose attaquer sans retenue une fierté nationale sur laquelle le sort s’acharne déjà, c’est-à-dire Céline Dion, mais aussi parce que ses déboires, notamment amoureux, ne sont pas sans évoquer ceux des grandes héroïnes de Michel Tremblay, de Pierrette à Carmen en passant par Hosanna. Après tout, René Richard Cyr est spécialiste en la matière.
La part manquante
Pendant « L’origine de l’amour », l’un des plus beaux moments du spectacle, apparaissent en fond de scène les magnifiques illustrations de Liliane Jodoin. À en croire Aristophane, dans Le banquet de Platon, il y avait autrefois trois types d’êtres humains : les enfants du Soleil (deux hommes attachés), les enfants de la Terre (deux femmes attachées) et les enfants de la Lune (une femme et un homme attachés), jusqu’à ce qu’un dieu en furie sépare ces êtres en deux et les condamne à une vie d’errance à la recherche de leur moitié. C’est sur cette légende que s’appuie la quête identitaire du personnage principal. Ainsi, au travers des blagues salaces et des élans de colère, Hedwig manifeste son désir profond de renouer avec sa vraie nature, sa part manquante. En somme, d’apparaître enfin en entier.
Des costumes au décor, des arrangements aux éclairages, de l’adaptation à l’interprétation, la production offre du travail bien fait, mais demeure un peu trop propre. L’esprit punk reste à épouser pleinement. Quelques problèmes de rythme mériteraient d’être résolus. La mue d’Hedwig pourrait être exprimée de manière plus éloquente. Heureusement, le spectacle a encore une trentaine de représentations devant lui.