Le désir d’échapper à nos vies

Dans son thriller, l’écrivain québécois Guillaume Corbeil crée, avec autodérision, un double fictif de lui-même.
Photo: Valérian Mazataud Le Devoir Dans son thriller, l’écrivain québécois Guillaume Corbeil crée, avec autodérision, un double fictif de lui-même.

Dans le nouveau texte de Guillaume Corbeil, une pièce à tiroirs, un personnage portant son nom part à Los Angeles, où il prétend travailler pour un journal montréalais qu’il rebaptise, à des fins de compréhension, The Duty. Est-on passé de l’autre côté du miroir ? demande donc la représentante de votre quotidien préféré lorsqu’elle rencontre le dramaturge dans la réalité. « J’avais hâte à ce moment, s’esclaffe-t-il. C’est la fin de la boucle : je me fais passer pour un journaliste du Devoir pour finalement me faire interviewer par une vraie. »

Pacific Palisades provient d’un fait divers. En 2015, à la mort de Jeffrey Alan Lash, qui avait persuadé son entourage qu’il était un agent secret extraterrestre, on découvre qu’il cachait un véritable arsenal et un magot à la provenance inexpliquée. En contrepoint s’ajoute une autre histoire réelle : celle de Daniel Fleetwood, adepte de Star Wars, en phase terminale, pour qui Internet a fait en sorte qu’il puisse voir Le réveil de la force avant sa sortie. « Pour moi, c’est un peu les deux facettes d’une même médaille : d’un côté, on a quelqu’un qui utilise notre besoin de fiction pour détruire des humains et de l’autre, une personne que son désir de fiction a gardée en vie. On est tous assoiffés d’échapper à nos vies, à nous-mêmes, de sortir du réel pour réussir à y habiter. Et il y en a qui tombent dans les mains des ensorceleurs, et d’autres qui trouvent un sens. »

Pourquoi nos identités, nos vies ne nous suffisent-elles plus ? « C’est sûr que le monde de l’écran y est pour quelque chose, suppute l’auteur de Cinq visages pour Camille Brunelle. On est constamment en contact avec des êtres dont la vie est extraordinaire, autant dans la fiction, que sur les publicités ou sur les réseaux sociaux. Je pense que si on se prend autant en photo, c’est [pour] être soi-même un être de l’écran, donc lumineux, comme les icônes religieuses, et devenir un personnage. Et j’imagine que la réalité est alors condamnée à paraître un long plan séquence. (rires) On s’est fait raconter la promesse de quelque chose de plus grand. »

Puisque ça parle de notre besoin d’échapper au réel, il me semblait drôle d’y mettre le degré zéro de ma vie : moi.

 

La « complosphère » s’est bien sûr emparée de l’histoire de Lash. « Et ça a créé des rumeurs : ils nous cachent des choses… » Écrite avant la COVID-19, la pièce a trouvé une forte résonance avec la pandémie, où les conspirationnistes ont foisonné. « La pensée complotiste, c’est un peu, d’une certaine façon, une fiction dans laquelle on se réfugie. Un monde où il y a des gentils, des méchants. Et les gens s’en sont abreuvés, j’ai l’impression, parce que c’était comme un autre réel et ça leur faisait du bien. »

Poupées gigognes

 

Dans son thriller, Guillaume Corbeil crée, avec autodérision, un double fictif de lui-même. « Puisque ça parle de notre besoin d’échapper au réel, il me semblait drôle d’y mettre le degré zéro de ma vie : moi. Alors je me suis mis dedans, comme un jeu. » Mélangeant vrai et faux, cette pièce qui se veut au départ « un éloge de la fiction » joue avec les codes du très en vogue théâtre documentaire.

Le protagoniste de Pacific Palisades va enquêter sur le mystérieux fabulateur à Hollywood, « le lieu des fictions de l’extraordinaire, mais aussi de l’extraordinaire de pacotille », où, empruntant lui-même d’autres identités, il rencontre plusieurs personnes ayant côtoyé Lash. Le texte imbrique des récits dans le récit à la manière d’une ludique série de « poupées gigognes ».

Et très tôt dans le processus, le metteur en scène Florent Siaud, qui a beaucoup nourri et accompagné l’auteur dans l’écriture, a eu l’idée de confier cette pièce solo à… Evelyne de la Chenelière. « C’est là que tout le côté vouloir être quelqu’un d’autre s’est vraiment précisé », rapporte Corbeil. Et c’est évident dès le début du spectacle, avec la comédienne disant : « bonsoir, mon nom est Guillaume Corbeil »… Il loue l’excellence de l’interprète. « Elle ne joue jamais le masculin. Au contraire, même, elle le fait un peu féminin, et il y a un drôle de décalage entre ce qu’elle dit et ce qu’elle fait. » Dans la performance, elle se transforme aussi pour incarner d’autres personnages. À une époque qui baigne « dans les faits vécus, les témoignages », l’auteur estime que ce décalage crée d’emblée du théâtre. « Cela oblige à la fiction. »

Et la narration d’histoires intéresse de plus en plus le dramaturge, qui, sans vouloir critiquer ses collègues, considère qu’on fait « beaucoup de manifestes et de documentaires » au théâtre. Lui-même a d’ailleurs été sollicité ces dernières années à écrire pour l’écran, devant notamment adapter le roman La fiancée américaine, d’Éric Dupont, pour une minisérie d’Anaïs Barbeau-Lavalette. Et lors du récent Festival du nouveau cinéma était lancé un court métrage, Programme d’utilisation des patients standardisés, qu’il a coscénarisé à nouveau avec le réalisateur Yan Giroux, son partenaire du primé film À tous ceux qui ne me lisent pas.

À cause du report pandémique au Centre du théâtre d’Aujourd’hui, la production de Pacific Palisades a d’abord été créée au Théâtre Paris-Villette, l’an dernier. En avril 2020, Guillaume Corbeil était initialement censé vivre ce qu’il nomme avec un humour empreint de dérision « le moment le plus extraordinaire ». Le lendemain de la dernière représentation montréalaise, l’équipe devait partir donner ces 20 spectacles à Paris, qui auraient été suivis d’une tournée des scènes nationales en France. « Et après, j’allais lire le texte à la Chartreuse au Festival d’Avignon. Et j’avais 40 ans dans la fête. » Grosse déception, donc, que cette occasion manquée pour l’auteur, d’autant plus qu’il était particulièrement excité par le spectacle. « C’est un texte que j’aime vraiment beaucoup. J’en suis content. Donc j’avais hâte de le partager. » Ce sera enfin chose faite à la salle Jean-Claude-Germain.

Pacific Palisades

Texte : Guillaume Corbeil. Mise en scène : Florent Siaud. Création des Songes turbulents, en coproduction avec l’Espace Jean Legendre et le Théâtre du Trillium. À la salle Jean-Claude-Germain, du 18 octobre au 5 novembre

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