«Les glaces»: le corps se souvient

Alors que son adaptation de La nuit des rois, de Shakespeare, cosignée avec Frédéric Bélanger, tient l’affiche au théâtre du Nouveau Monde, Rébecca Déraspe voit son plus récent texte créé à La Licorne dans une mise en scène de Maryse Lapierre. Avec Les glaces, une pièce pour 7 personnages qui interroge courageusement la culture du viol, l’autrice de 39 ans poursuit sa démarche féministe avec autant de justesse dans le propos que de densité dans la charge émotive.
Cette pièce est probablement la plus ambitieuse depuis que l’autrice est sortie de l’École nationale en 2010. D’abord par son sujet : on aborde sans faux-fuyants les tenants et les aboutissants du viol, et plus précisément la notion de consentement sexuel, un principe qui demeure flou pour plusieurs, même aujourd’hui, et qui mérite qu’on s’échine individuellement et collectivement à le rendre plus clair. Ensuite par sa forme : on entrelace avec adresse des récits et des époques, des drames et des familles, des voix et des territoires.
Lorsqu’elle apprend que son fils est accusé de viol, Noémie (Valérie Laroche) est complètement sous le choc. « Pas mon fils », répète-t-elle jusqu’à s’étourdir. Puis le secret qu’elle a enfoui se manifeste, la mémoire du corps se réveille : « C’est le corps à qui on peut pas mentir. C’est le corps à qui on peut pas dire, à qui on peut pas dire passe à autre chose, contourne le cratère au milieu du thorax. Le corps fonctionne pas comme ça. Le corps se tait pas pour longtemps. »
Quand Noémie écrit à deux amis d’adolescence qu’elle n’a pas oublié qu’ils l’avaient agressée sexuellement 25 ans plus tôt, Vincent (Christian Michaud) et Sébastien (Olivier Normand) quittent Montréal pour le Bas-du-Fleuve. Alors que les deux hommes reconnaissent peu à peu les gestes qu’ils ont commis, les glaces du passé se mettent à fondre, les traumatismes resurgissent, les mensonges s’effritent et la vérité triomphe.
Mis en scène de manière sobre, mais fort efficace, permettant pour notre plus grand bonheur à d’excellents comédiens de la métropole et de la Vieille Capitale de croiser le fer, le spectacle coproduit par La Manufacture et La Bordée fait oeuvre utile en abordant avec nuance et dynamisme de brûlants enjeux de société. Grâce aux personnages incarnés avec une conviction admirable par Anne Beaupré Moulounda, Daniel Gadouas, Marine Johnson (à Montréal, à Repentigny et à Rivière-du-Loup), Éléonore Loiselle (à Québec) et Debbie Lynch-White, il est question de faute et de responsabilisation, de deuil et de dépression, d’inégalités et d’alcoolisme, mais aussi de sororité et de pardon.
Il arrive parfois que les dialogues flirtent avec le didactisme, qu’on y sente le noble souci de représenter toutes les avenues, tous les courants de pensée, ou alors que le comique, à certains endroits cruciaux, soit trop prononcé. Mais il y a dans les mots de Rébecca Déraspe un rythme irrésistible, une poésie saisissante, une sensibilité unique et une urgence communicative. Imaginez ce que l’avenir nous réserve.