«L’usine», l’amour aux temps du désastre

Sur un texte de Laura Amar (Nikki ne mourra pas), L’usine expose le quotidien de survivance de Joséphine et de Joseph dans un monde en décomposition. Poétiquement riche, le texte se prolonge dans une mise en scène étoffée de Frédérique Bradet pour raconter le quotidien des rescapés, leur tentative d’aimer dans un environnement en ruine.
Le décor, d’abord, concourt à ce prolongement du geste d’écriture initial. Les échelles parsemant la petite salle du studio Marc-Doré sont des espaces de jeu offerts, dans les ruines d’une ville déserte, sans vie. La scénographie appelle des gestes décalés de la part des interprètes Laura Amar et Gabriel Cloutier Tremblay. De pair avec plusieurs mouvements ouvertement désarticulés, il y a là un premier pas de côté par rapport au réalisme, une ouverture bienvenue d’expression corporelle.
Louis-Robert Bouchard, qui signe l’éclairage, déploie un écrin invitant, propre à fixer notre attention : par exemple cette scène d’une nécessaire intervention chirurgicale sous la chaleur orangée des bulbes, alors que la gangrène perce les jambes de Joséphine. Avec la proximité propre à la petite salle, l’ambiance tamisée offre une scène arrache-coeur — non par la rudesse de l’action, mais par cette paradoxale beauté qu’elle déploie, le geste précaire de personnages qui continuent néanmoins de chercher quand tout s’écroule.
L’habillage sonore (Samuel Sérandour) ajoute un bruitage entraînant, alternant avec des sonorités plus dures, des musiques empreintes parfois de délicatesse, dans un monde déshabité qui en a bien besoin.
À ces couches d’écriture qui bâtissent un imaginaire propre, consistant, s’ajoute la contribution de deux interprètes supplémentaires — Jean-François Duke et Léa Ratycz-Légaré — doublant Joséphine et Joseph. Parfois diffuse, leur présence deviendra à certains moments imposante, voire magnifique. Par exemple, cette scène de retrouvailles où l’histoire, tout à coup, basculera.
Car là où Amar, frondeuse et désinvolte, porte le texte et joue sa part de condamnée indocile, c’est Duke qui joue la réalité que l’intelligence du public, mise à profit, est forcée de recomposer. Presque éteint, le comédien suggère un récit tout autre, son corps affaibli produisant d’étranges distorsions avec l’énergie inentamée d’Amar. Le constat selon lequel les facéties de Joséphine n’atteignent même plus la surface de son visage est alors prenant. Le mécanisme est simple et puissant, le dispositif scénique signant un divorce cruel entre le coeur et le corps.
Au milieu de ces différentes couches d’écriture, Cloutier Tremblay incarne un allié patient, disponible ; Laura Amar multiplie les pas de côté et les libertés de jeu, réjouissantes. Surtout, les deux interprètes se rejoignent autour d’un seul geste, la même tentative d’une rencontre qui finit par devenir crédible. Fragile et menacé, cet amour dans les ronces rappellera Steinbeck, façon Des souris et des hommes.
L’usine elle-même tient peut-être davantage du prétexte, en fin de compte, loin de la fable environnementaliste. L’écriture d’Amar se concentre sur l’unique geste d’approcher cet appel humain, ce voeu d’amour en dépit de l’adversité : adversité du milieu, rêche et oppressant, mais aussi adversité du corps, qui lâche et devient entrave.
À de nombreux moments, la maladie de Joséphine réussira à faire apparaître le corps dans ce qu’il peut avoir d’étranger. La mécanique scénique aidant, la chair apparaît alors dans sa qualité de carcan, empêchement à l’expression d’un sujet qui continue de battre sous les lourdeurs accumulées comme les couches de crasse projetées par cette usine au coeur du décor.
Dans ce spectacle où l’écriture en scène prolonge un geste initial fécond, il y a en somme beaucoup d’inventivité. Dans cet objet tendre et fignolé, il y a beaucoup de théâtre.