Le théâtre québécois sur la voie de la diversité

Une scène de la pièce «Lequel est un Basquiat»
Photo: Valérie Remise Une scène de la pièce «Lequel est un Basquiat»

Le gars des vues, la fille du théâtre et la transgenre de la télé travaillant de concert n’auraient pas pu imaginer une introduction au sujet tristement plus à propos : l’homme de théâtre Philippe Racine est arrivé en retard au rendez-vous pour l’entrevue sur la place de la diversité dans la culture et la société québécoises parce qu’il s’est fait contrôler par la police ! Poète, vos papiers !

« Je roulais lentement rue Sainte-Catherine dans l’Ouest. La police roulait lentement derrière moi et, à un moment donné : “woum”, la sirène a retenti », a raconté M. Racine encore un peu sonné, debout dans le hall d’entrée du Centre du Théâtre d’Aujourd’hui (CTD’A), une petite demi-heure après l’incident. « Les policiers m’ont demandé mes papiers. Ils m’ont expliqué que je conduisais une auto enregistrée au nom d’une femme. Je le sais : c’est la voiture de Valérie, mon amoureuse ! »

L’artiste d’origine haïtienne sait aussi faire dans ce genre de circonstances. Il a gardé son calme, est resté courtois et a accepté son triste sort, comme le recommandent des consignes connues de tous les Afro-Québécois.

« Il faut de la retenue. Il faut rester gentil, a poursuivi le comédien et metteur en scène né à Rouyn, étrangement sans hargne, ni ressentiment. La dernière fois que je me suis fait contrôler, Valérie était dans l’auto. Elle est Blanche et elle ne s’est pas gênée pour demander aux policiers : “Mais pourquoi vous faites ça ?”  lls ont expliqué qu’il y a beaucoup de vols d’autos. Aye, on a un bazou ! Encore une fois, ils m’ont laissé partir. Ils ont bien vu à quel point c’était absurde. »

Absurde ou révoltant ? Le problème du profilage ethnique ou racial par la police est bien documenté. Ce qu’il faut bien appeler de la discrimination vis-à-vis des gens de la diversité en culture a aussi été souligné à plusieurs reprises en édition, au cinéma, à la télé, sur les planches. Les écrans et les scènes québécoises manquent de couleurs, et l’uniformité « de souche » est encore plus flagrante dans les premiers rôles. Le même constat est fait au sujet des médias d’information d’ailleurs, « abyssalement homogènes et blancs », selon un billet publié il y a quelques jours dans Le Trente, le magazine des journalistes.

Du mouvement

 

Seulement, il y a du mouvement positif, et les preuves commencent à s’accumuler, au moins au théâtre.

« Il y a clairement des choses qui bougent, dit M. Racine, une fois assis dans le hall du CTD’A. On occupe de plus en plus de places. Il y a de plus en plus de prises de risques. Des joueurs importants du milieu commencent à donner l’exemple, à embaucher, à se sensibiliser. »

M’appelle Mohamed Ali, de Dieudonné Niangouna, codirigé par Philippe Racine et Tatiana Zinga Botao au Quat’Sous, vient de faire vivre, sur la petite scène de l’avenue des Pins, sept hommes portant fièrement leur identité de Noirs comme un drapeau. M. Racine a aussi écrit et joué Lequel est un Basquiat au CTD’A.

Mama terminait cette semaine sa vie bien utile sur scène chez Duceppe. La pièce écrite par Nathalie Doummar tourne autour de douze personnages de femmes de différentes générations, toutes originaires d’Égypte.

« Je ne pense pas que ce projet tel qu’il est aurait été possible il y a dix ans », dit Mme Doummar, rencontrée près dela Main, quelques heures avant une représentation de sa pièce dans laquelle elle joue. Moi-même, je pensais au départ que je ne pourrais pas trouver douze comédiennes d’origines arabes pour les rôles. C’est fait et ça marche. Oui, il y a une ouverture, mais on n’est qu’au début de la transformation. Dans les séries télé, les personnes à l’avant-plan sont encore presque toutes blanches. »

L’effet concret de cette représentation atypique se mesure facilement au Quat’sous comme chez Duceppe. « Des gens de ma communauté sont venus au théâtre pour la première fois », dit Nathalie Doummar, en citant le cas concret de la mère, originaire du Liban, de l’humoriste Mariana Mazza. « La pièce a diversifié la salle, mais elle était aussi remplie de Québécois de souche. »

Il n’y a pas de miracle. Le mouvement s’explique par la pression sociale ou économique. Faut-il vraiment rappeler les affaires Kanata et SLAV ?

Le metteur en scène Racine donne l’exemple du doublage des films étrangers. Trois acteurs québécois blancs (Jean-Luc Montigny, Alain Zouvi et Pierre Auger) ont prêté leurs voix en français à l’Afro-Américain Denzel Washington. À la demande des producteurs hollywoodiens, en gros depuis Black Panther (2018), le doublage respecte maintenant davantage l’origine des comédiens à l’écran.

Des structures

 

M. Racine a cofondé le Théâtre de la Sentinelle en 2017 avec Tatiana Zinga Botao et Lyndz Dantiste, autre preuve organisationnelle que les choses bougent ici aussi. La compagnie se concentre sur le relais de textes d’auteurs noirs.

« Nous aussi, nous avons des histoires à raconter, qui sont des jalons dans l’histoire du Québec, dit M. Racine. On passe par nos identités pour l’instant. On dit comment on vit ici, maintenant. On verra où ça va nous mener. »

Pour lui, une nouvelle vague refondatrice pourrait être en train de se lever. Après les créations nationalistes des années 1960-1970, après la poussée esthétisante et internationaliste des années postréférendaires ; le théâtre pourrait bien être en train de s’ancrer dans toute la diversité de la société québécoise.

« C’est un théâtre qui appelle à la représentativité multiculturelle, dit Lyndz Dantiste, qui joue dans M’appelle Mohamed Ali. La beauté de la culture québécoise vient de sa diversité et on est rendu à en raconter les différentes histoires. Je fais même le rapport avec la nouvelle façon de parler montréalaise. Une langue qui mélange plusieurs sources culturelles, plusieurs backgrounds, doit aussi être entendue. Je le dis souvent : on a besoin du Michel Tremblay de cette langue. »

Des analystes de théâtre ont fait le rapprochement entre Mama et Les Belles-soeurs. Sans supporter cet honneur trop lourd, Nathalie Doummar comprend bien pourquoi, puisqu’elle aussi donne la parole à des personnages de femmes dans une tragicomédie.

« On le savait que ce serait le fun à faire, mais on ne savait pas à quel point on allait toucher le public, dit Mme Doummar. Ce qui est trippant, c’est que les gens s’identifient à cette histoire-là, et pas seulement des gens égyptiens. Des Québécoises de souche me disent qu’elles se sont reconnues dans cette histoire. Nous, de la diversité, nous sommes habitués à nous identifier à des récits de la culture occidentale. Là, l’effet se renverse. »

Elle ajoute que, pour elle comme pour les autres comédiennes de sa pièce, le fait de se voir et de s’entendre a été une révélation dès les premières répétitions. « On était toutes de pays arabes. Une complicité s’est installée dès les premiers instants. On porte toutes le drame de nos parents exilés, déracinés. On sait ce que c’est que de sentir autre, d’avoir un sentiment inadéquat, d’être en déficit par rapport à la culture d’accueil. Les femmes en scène avaient une compréhension instantanée des enjeux. »

Philippe Racine revient à son tour sur cette dynamique entre la salle et la scène, le théâtre et la société, la culture et le monde. « Moi, je suis touché quand je vais entendre Tchekhov ou Ibsen, dit-il. L’universalité du théâtre permet de rencontrer des gens différents et d’être touchés. Le fondement de la démarche théâtrale est de faire rencontrer l’autre et d’en apprendre sur cette personne. »

Poètes, à vos papiers !


Ils sont là !

Il faut des rôles et il faut des personnes pour les jouer. L’Agence On est là ! vient d’être lancée précisément pour « mettre à l’honneur la diversité » des artistes et des artisans du Québec et du Canada. La nouvelle agence de représentation, de placement et d’accompagnement de carrière représente déjà plus d’une centaine de professionnels artistes ou artisans des arts de la scène.

« On veut représenter, placer et faire rayonner la diversité dans les productions », résume Pallina Michelot, directrice générale et cofondatrice d’On est là !, rencontrée au lancement très couru à la Cinémathèque québécoise à la mi-septembre. La diversité s’entend ici au sens très large. Serge Thibaudeau, le p.d-g. du Fonds Quebecor, qui appui On est là et qui était présent à la soirée inaugurale, a souligné qu’il fallait sortir du modèle de personnage trop présent actuellement favorisant les « héros blancs, minces valides, cisgenres et hétérosexuels ».

Par contraste, le dernier Hollywood Diversity Report de l’université de Californie diffusé en septembre établit que les minorités visibles accaparent maintenant quatre rôles principaux sur dix dans les films, comparativement à un sur dix il y a une décennie à peine. Les Afro-Américains, qui représentent 13,5 % de la population américaine, reçoivent maintenant près de 18 % des rôles. Mieux encore : l’enquête révèle que les films comptant une distribution diversifiée (entre 21 et 30 % des rôles) ont connu en moyenne plus de succès au box-office ou en streaming, alors que les oeuvres les moins diversifiées (moins de 11 % des rôles) ont les moins bien performé.

« Les castings sont très similaires au Québec, dit Mme Michelot. C’est un problème historique, social. […] Oui, assurément, l’inclusion au Québec francophone est en retard sur ce qu’on voit au Canada anglais. Ce n’est pas rendu naturel et fluide. Je trouve ça triste. Je sais que ça va prendre du temps pour régler ce problème. Avec On est là ! , on veut participer à la solution. On veut aider à faire rentrer les gens de la diversité dans le système culturel. »

Les écoles de théâtre font des efforts notables de recrutement. Les diffuseurs organisent des stages. Les bailleurs de fonds développent des programmes destinés aux personnes racisées ou aux autochtones. Diversité artistique Montréal, organisme fondé en 2004, accompagne les artistes professionnels de la diversité de toutes les disciplines dans le développement de leur carrière.



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