«Mademoiselle Agnès»: vérité ou conséquence

La dramaturge allemande Rebekka Kricheldorf est une exceptionnelle satiriste. On l’avait une première fois constaté grâce à Villa Dolorosa, une pièce inspirée des Trois soeurs, de Tchekhov, que Martin Faucher avait mise en scène à l’Espace Go en 2013, et on l’observe à nouveau avec Mademoiselle Agnès, adaptation contemporaine et féminine du Misanthrope de Molière présentée ces jours-ci au théâtre Prospero dans une mise en scène de Louis-Karl Tremblay, du Théâtre Point D’Orgue.
« La vérité est exigible de l’homme. » Cette formule de l’écrivaine autrichienne Ingeborg Bachmann, c’est ni plus ni moins que le credo d’Agnès, la critique d’art impitoyable incarnée avec un aplomb incomparable par Sylvie Drapeau. Au grand dam de ses proches, mais pour le bonheur manifeste du public, cette Alceste moderne, qui s’autoproclame « la personne la plus sincère de la planète », pourfend le mensonge sous toutes ses formes avec une vigueur inouïe, une détermination infatigable : « La discrétion est un mensonge, et le mensonge est le cancer de la société. »
Enfermée dans son appartement en ville, incapable de souffrir l’espèce humaine, rêvant de vivre à la campagne, Agnès accepte tout de même de recevoir quelques visiteurs, une cour composée d’artistes plus ou moins torturés qui sont autant de reflets d’elle-même, probablement les dernières personnes à supporter son intransigeance. Mais pour combien de temps ? À son fils Orlando (Félix Lahaye), ses vieux amis Fanny (Stéphanie Cardi) et Adrien (Éric Bernier), son amoureux Sascha (Luc Chandonnet), sans oublier les groupies de ce dernier, Annabelle (Sally Sakho) et Océane (Ariane Trépanier), Mademoiselle balance des vacheries aussi violentes que délectables.
Condamnée au cynisme
La lucidité d’Agnès semble ne pas avoir de limite. Dans un premier temps, on se dit que le milieu de l’art, et même notre époque entière, a désespérément besoin d’une pareille franchise. Puis on comprend que l’exigence de cette femme est telle qu’elle condamne au cynisme, à la désolidarisation et au repli sur soi. À Elias, le désopilant bouffon-philosophe sans domicile fixe que Nathalie Claude était tout simplement née pour incarner, Agnès confie qu’elle a été brisée par un succès littéraire survenu trop tôt et de façon trop rapide. Il ne faudrait surtout pas psychologiser un personnage qui ne mérite pas ça, mais ce traumatisme pourrait bien expliquer une partie de sa misanthropie.
Vous aurez compris que la pièce est brillante dans sa manière d’épingler sans retenue les illusions du néolibéralisme, mais le bonheur réside aussi dans la mise en scène. Louis-Karl Tremblay, qui signe également la judicieuse adaptation québécoise du texte et la scénographie du spectacle, insuffle à ses interprètes une précision physique remarquable. Adoptant un style minimaliste, un brin rétro, usant de quelques bean bags, d’une collection de vinyles, de quelques mouvements de voguing et d’une poignée de maïs soufflé, le metteur en scène campe un univers esthétiquement cohérent qui permet aux forces en présence de s’affronter, en somme qui épouse cette folle chronique d’un désastre annoncé sans jamais faire d’esbroufe ou, pire encore, donner de leçons.