Le spectacle dans la peau

Après notamment un entrepôt (Local/Unit B1717) ou une maison privée (Somnambules), le nouveau spectacle in situ concocté par Geneviève L. Blais nous convie cette fois à l’ancienne chapelle des Hospitalières, sur l’avenue des Pins. Un beau lieu « chargé d’Histoire », mais qui reste à découvrir pour nombre de Montréalais.
Grande fan de l’autrice allemande Anja Hilling, la metteuse en scène a eu un coup de coeur pour sa pièce Nostalgie 2175, qu’elle compare à « un orage d’émotions, d’une puissance incroyable ». Elle a été touchée par la beauté de ce « récit-poème ». « C’est une mère qui parle à son enfant, juste avant d’accoucher, ne sachant pas si elle va survivre. Que doit-elle lui dire ? Quelle lumière transmettre à un enfant qui naît dans un monde en ruines ? Et elle se pose cette question : est-ce possible de faire cet acte de foi un peu fou », de croire à la suite du monde ?
Car, comme dans Tristesse animal noir (monté par Claude Poissant à l’Espace Go en 2012), la dramaturge installe un contexte dévasté par le réchauffement climatique. Ici, un futur dystopique : en 2175, l’humanité peine à survivre dans une température de 60 °C. La fécondation naturelle est devenue un rarissime miracle, et l’accouchement, une condamnation à mort quasi certaine pour la femme. Mais la crise écologique que nous traversons « n’est pas le sujet central de la pièce. C’est surtout une histoire d’amour ».
Et un texte très sensoriel, comme Geneviève L. Blais les aime. « La peau est au coeur du récit. C’est une histoire d’amour impossible avec un grand brûlé, qui ne peut pas être touché. Le seul moment de [contact physique] entre eux, c’est lorsqu’il la tatoue. » Cet écorché vif, blessé par un traumatisme, oeuvre comme peintre dermaplaste : dans ce monde où la vie en plein air est impossible, il crée des tapisseries à base de chair humaine — la meilleure protection contre la chaleur — pour couvrir les murs des maisons, sur lesquelles il tatoue des scènes de bonheur à l’extérieur. Des images tirées de vieux films, « des archives qui sont comme la mémoire de ce monde disparu ».
Dans Nostalgie 2175, l’art s’avère donc un « espace de respiration, de beauté, d’évasion, de rêve, qui est nécessaire à la survie humaine, afin qu’on puisse continuer ». Et la pièce aborde la douleur de ses personnages, « mais en essayant de retrouver une forme de beauté, de lumière ».
Oratorio
En visitant l’ancienne chapelle des Hospitalières, Geneviève L. Blais a été frappée par le silence, la lumière et le fait que cet espace, même désacralisé, portait encore une dimension hors du temps. « Une église est un lieu lié à une autre temporalité, à des moments qui dépassent le réel. » L’écriture d’Anja Hilling avait besoin de cette charge-là, croit-elle. La chapelle lui offre une « ampleur, une résonance et une physicalité. Pour avoir un côté très intime, on a décidé de situer le public comme s’il était dans le ventre de la mère ». Muni d’un casque audio, le spectateur percevra à la fois les voix proches des comédiens (Emilie Dionne, Miro Lacasse, Pascal Contamine) et l’acoustique du lieu. D’où une « rencontre entre l’intime et le somptueux ».
Autre atout : la présence d’un orgue patrimonial, pour lequel Symon Henry a composé une musique « non traditionnelle » et intégrant une diversité d’instruments. Le spectacle en devient « vraiment un petit oratorio pour trois voix, résume la créatrice. Le texte est écrit comme de la musique, en fait ».
Déambulatoire, la production promène le spectateur à travers différents espaces. « On joue avec l’architecture. » Elle comporte également une participation importante de l’artiste tatoueuse Katakankabin.
« J’avais envie d’aller chercher le côté performatif du tatouage, explique Blais. Cette idée de quelque chose d’ineffaçable. Parce qu’une naissance, c’est un moment où tout change, on ne peut plus revenir en arrière. Et notre art est tellement éphémère, j’ai eu le désir de créer un parallèle entre la durée de l’acte de tatouage et le spectacle. L’encre dans la peau, c’est ce récit-là qui est en train de se raconter. J’avais envie que le spectacle devienne une chose concrète dans la chair, qu’il continue sa vie par la suite. »
Chaque soir, durant la représentation, un client de Katakankabin — incluant « probablement » la metteuse en scène elle-même — se fera donc graver sur l’épiderme un tatouage inspiré de la pièce, par ces motifs de films qu’y crée le personnage de peintre. Composant le visuel du spectacle, avec les projections vidéo d’Emmanuel Granger, les tatouages s’intègrent donc dans la trame du récit.
Et c’est aussi dire que certains participants de Nostalgie 2175 vont avoir le spectacle dans la peau. Littéralement.