«Devant le palais du Moi»: le théâtre de la comédie humaine

L’artiste Shary Boyle présente au Musée des beaux-arts de Montréal son premier grand solo depuis qu’elle a investi le pavillon canadien lors de la Biennale de Venise en 2013. Avec Devant le palais du Moi,elle traite de ces masques que nous portons en société et qui nous collent à la peau.
Lors d’une visite de presse, mardi dernier, Mme Boyle nous a présenté l’entrée sombre de son expo, entrée menant à ce qui ressemble à un théâtre, comme un « espace de transition inspiré de celui où les acteurs prennent un moment avant d’entrer en scène. Cet espace fera en effet penser à ces coulisses, lieu où l’acteur ou l’actrice, seul avec soi-même, se concentre un dernier moment, entre dans la peau de son personnage, assemble les divers éléments du caractère de celui-ci, avant de se présenter au public. Et ce qui est intéressant — a-t-elle ajouté —, c’est que nous faisons tous cela, tous les jours de nos vies. Avant de franchir la porte de notre maison, nous devons aussi nous rendre présentables et devenir un peu une autre personne que celle que nous sommes dans le privé ou lorsque nous sommes seuls. Ce lieu se veut comme une métaphore de nos existences. Et le travail de l’artiste visuel s’apparente aussi à cette structure. Chaque fois que je vais dans mon atelier, je dois aussi mettre en place un processus d’assemblage, de concentration, afin de donner forme à une vision à laquelle je crois ».
Juste à droite de cette entrée, le visiteur verra, à travers une fenêtre, une petite pièce qui appuiera ce propos. Trois impressionnantes têtes sculptées, d’une effroyable beauté, sont placées dans un petit espace faisant penser à une loge où les acteurs se maquillent et se coiffent afin de vraiment incarner leur identité théâtrale. Un peu comme chacun d’entre nous le fait chaque matin, en se préparant dans sa salle de bain afin de bien personnifier sa fonction sociale ou l’idée qu’il se fait de lui-même.
Même si nous ne sommes pas sûrs — loin de là — qu’il y ait dans le privé un moment de vérité pour nos êtres, un homme de total « démaquillage », cette introduction nous convie à une réflexion des plus pertinentes, toujours à refaire.
Paraître ou ne pas paraître ?
C’est donc ainsi que s’amorce cette nouvelle exposition de Boyle en provenance du Gardiner Museum de Toronto. L’installation met en scène le fait que le monde est un théâtre, un lieu dans lequel se représentent les identités sociales comme des rôles, un monde du paraître où « on regarde les autres, mais où on est aussi regardés ». Un monde où on aime être regardés, où on se regarde aussi beaucoup soi-même… Les ego et le narcissisme jouent un grand rôle dans ce spectacle parfois ridicule de la vie, spectacle auquel le milieu des arts n’échappe pas.
Une fois passées ces coulisses, le spectateur se retrouvera sur une scène, comme s’il était vraiment un acteur. Honoré de Balzac ne nous a-t-il pas appris que le monde est une vaste comédie humaine, comédie dramatique où l’Homme se montre capable des pires comme des meilleures actions ? Le spectateur devra franchir cette scène où sont installées des oeuvres afin de pouvoir aller dans la salle de spectacle et même dans une zone ressemblant à une fosse d’orchestre, où il pourra écouter de la musique. À cet égard, nous aurions certainement aimé que la musique soit un acteur plus présent dans ce spectacle et qu’elle ne soit pas juste reléguée à un rôle secondaire, entendue comme en sourdine. Cela joue même à contresens avec la grandiloquence du reste de l’exposition.
Les oeuvres exhibées — sculptures faites de porcelaines, de terres cuites, de grès ou dessins réalisés à l’encre et à la gouache — incarnent quant à elles très bien cet esprit théâtral. Un oeuvre s’intitule Spectacle de drag, une autre Ventriloque… D’autres titres représentent ceux qui fabriquent des représentations — La sculptrice, La peintre, La potière —, mais aussi des types d’individus ou de caractères bien campés, bien stéréotypés, tels Les Sybarites, êtres à la recherche de plaisirs, de luxe, de raffinements… La richesse des matériaux, la profusion des collages de formes très hétéroclites participent aussi à cette idée du théâtre où on doit porter des costumes, des perruques, des prothèses pour s’allonger le nez ou le menton, des masques aussiparfois. L’expo a un je-ne-sais-quoi de l’ambiance d’un cirque ou de la commedia dell’arte. Une section entière est d’ailleurs consacrée au spectacle de marionnettes. Vous y verrez entre autres une appropriation du personnage de Baptiste dans Les enfants du paradis, film de Marcel Carné, où le mime joue avec un pantin.
Cette expo traite bien sûr de ce que l’on nomme les rôles de genre, des genres comme construction sociale, idée développée par Judith Butler. Boyle parle aussi du poids de l’histoire et de la culture sur nos identités. Des images traitent du rôle d’inférieures et de victimes donné aux femmes, de l’identité blanche comme modèle dominant… Expliquant sa démarche, Boyle en a même profité pour dire comment au Canada le débat sur les enjeux identitaires fut souvent réduit à une opposition entre anglophones et francophones, laissant de côté bien des questions raciales.
Mais l’oeuvre de Boyle est bien plus qu’une illustration réussie de bonnes valeurs sociales ou moralement acceptables. Elle invoque un monde onirique, un monde où nous devons rêver et parfois affronter nos monstres ensemble… Et l’art est certainement un fabuleux moyen de créer de l’imaginaire collectif afin de réinventer nos rôles et les représentations de nous-mêmes.