Philippe Racine entre Basquiat et Ali

Avec trois spectacles depuis un an, c’est peu dire que le Théâtre de La Sentinelle trace son chemin.
À une semaine d’intervalle, la jeune compagnie présente M’appelle Mohamed Ali au Quat’Sous et lance la pièce Lequel est un Basquiatà la salle Jean-Claude-Germain, où elle amorce une résidence. « Les deux textes nous parlent, chacun à leur façon, de notre identité, explique le directeur artistique de La Sentinelle, Philippe Racine. Du rapport à notre identité de Noirs québécois ou d’immigrants nouvellement québécois. Et les pièces abordent ces grandes figures noires américaines sous un autre angle : la façon dont elles ont des résonances pour nous, Québécois. »
Des icônes qui transcendent leurs origines et leur identité. « Parler d’Ali, ce n’est pas parler de l’Américain qui s’est battu pour les droits des Noirs et contre [la guerre au] Vietnam ! C’est plus que ça. C’est notre humanité qu’il défend, à travers le prisme afrocentré. Et nous aussi, c’est ce qu’on fait dans nos spectacles. On propose, par l’angle des Noirs, de réfléchir collectivement. »
Ce sont deux productions où La Sentinelle ose aussi « mettre la barre assez haut afin d’inspirer ». Un an après Qui veut la peau d’Antigone ? (à l’Espace libre), le comédien porte ainsi un deuxième solo successif, « une des formes théâtrales les plus exigeantes », avec Lequel est un Basquiat.
L’intérêt de Philippe Racine pour Jean-Michel Basquiat, artiste culte qui fera, coïncidence, l’objet d’une exposition dès le mois d’octobre au Musée des beaux-arts de Montréal (À plein volume : Basquiat et la musique), remonte à plus de 20 ans. « Beaucoup plus jeune, je taguais, je faisais des graffs. J’étais un peu dans le monde de la rue, sans être nécessairement un bum. Pourtant, je ne connaissais pas Basquiat. » Ce n’est qu’à l’université qu’un ami le fait découvrir au jeune homme de Joliette. « J’ai dit : “Wouah, quand je gribouillais dans mes cahiers, ça ressemblait à ça.” [Rires] J’ai découvert un écho à qui j’étais, qui existait ailleurs. » Il a senti des connexions « troublantes » avec Jean-Michel Basquiat, lui aussi d’origine haïtienne, et qui a commencé sa carrière en dessinant des graffitis à New York.
Un moment important dans son parcours d’artiste, où il s’est créé un modèle. « J’ai pris Basquiat et je l’ai moulé à ma façon. J’ai laissé de côté sa dépendance à l’héroïne et des choses qui ne sont pas moi, mais qui auraient peut-être pu l’être dans un univers parallèle, si quelque chose avait mal tourné. C’est une réflexion dans le spectacle aussi : qu’est-ce qui a fait que j’ai pris un autre chemin, alors que je suis si près de lui ? Est-ce mon environnement social, ma personnalité ? C’est mis en question, poétisé, dans la pièce. »
Racine s’est aussitôt mis à écrire sur cette étoile filante (1960-1988). « Les premiers écrits partaient de ses tableaux. » Le texte, dont une version a été diffusée au Festival du Jamais lu en 2012, s’est construit au fil des réécritures. « Chaque fois que je le ressortais de mes tiroirs, il était encore d’actualité. C’est drôle, hein ? Et c’est triste en même temps, parce que c’est sur notre condition aussi. »
Il qualifie de work in progress ce spectacle évolutif. « Il me suit depuis 20 ans, il va continuer à me suivre. »
Trois entités
Le titre Lequel est un Basquiat peut être compris à la fois comme une question et comme une affirmation, « dans le sens : je suis cette personne-là, mais je suis autre aussi ». L’interprète incarne en effet dans le solo trois « pôles » : Basquiat, la « référence historique » ; Philippe, l’entité autofictionnelle ; et son alter ego fictif, Samy, un jeune grapheur montréalais doué qui se voit offrir un pont d’or pour devenir un faussaire de Basquiat. Au risque de se perdre lui-même.
Mettant en parallèle contrefacteur de l’art et « faussaire de l’âme », le récit met en lumière une quête d’authenticité existentielle. Les thèmes y sont développés « en vrac ». « Comme un tableau de Basquiat ! précise-t-il. Qu’est-ce qui vient de Basquiat, qu’est-ce qui vient de moi ? Ce sera flou. Et je jase avec les gens pendant le spectacle. Ce n’est pas qu’une représentation. Il y a aussi un échange. »
Cette ambiguïté identitaire suit Philippe Racine dans sa démarche artistique depuis longtemps. Il a appris à l’accepter. « Avant, c’était troublant pour moi, et je pense que c’est ce que peuvent ressentir certains néo-Québécois : un sentiment presque schizophrénique devant la question “Je suis qui, moi ? Je suis Québécois, Haïtien, les deux ?” » Un trouble identitaire dont le Québec lui-même n’est pas exempt…
J’ai pris Basquiat et je l’ai moulé à ma façon. J’ai laissé de côté sa dépendance à l’héroïne et des choses qui ne sont pas moi, mais qui auraient peut-être pu l’être dans un univers parallèle, si quelque chose avait mal tourné. C’est une réflexion dans le spectacle aussi…
Entre l’art pictural et une conception musicale qu’il signe lui-même, le solo sera vraiment multidisciplinaire, à l’image de son créateur. « Il y aura bientôt 20 ans que je fais ce métier, et j’ai acquis plusieurs cordes que j’ai tendues à mon arc, dit-il. J’avais envie de cette espèce de synthèse de ce que j’ai fait. Et Basquiat aussi était multiple. Avant de peindre, c’était un DJ, il avait un groupe de musique. » Un côté artistique underground qu’il a envie de faire découvrir.
« Le spectacle, c’est comment Basquiat me [touche] et a influencé ma vie. Mais je souhaite aussi que les gens prennent le temps de regarder Basquiat et qu’ils se posent cette question : comment cet artiste et ce qu’il peint me parlent-ils ? »
D’un à neuf
M’appelle Mohamed Ali a d’abord été créé au dernier Festival TransAmériques, où la réaction fut « super bonne ». Le texte du Congolais Dieudonné Niangouna trace une analogie entre le combat du fameux pugiliste et celui d’un comédien noir qui va le jouer. Une lutte périlleuse, malgré un adversaire respectueux. « Pour l’acteur, c’est la même chose, dit Philippe Racine en riant : on souhaite le respect du public, mais c’est quand même dangereux de monter sur scène. On peut trébucher, être mal compris… Le texte est très bien écrit sur ces parallèles entre ce qu’a vécu Ali le boxeur et, surtout, l’activiste et ce que vit l’acteur, qui cherche sa place dans le monde, mais aussi la manière de la revendiquer, de l’exprimer. »
Écrite pour le Burkinabé Étienne Minoungou, la métaphore se transpose néanmoins bien ici. « Ce que [le personnage] nous dit sur sa condition d’Africain dans un monde occidental, occidentalisé, me parle aussi comme Québécois dans un monde où je suis minoritaire. »
La production, que Racine codirige avec Tatiana Zinga Botao, a transformé ce monologue en partition chorale pour neuf interprètes afrodescendants. Parmi les multiples raisons ayant motivé ce choix, il y a celle « d’illustrer, d’imposer sur scène la présence de différentes personnalités noires. L’[objectif] est de dire que nous ne sommes pas un bloc monolithique. Ce n’est pas parce que je parle des Noirs que je représente les Noirs ; je donne mon point de vue. Et sur scène, c’est un peu la même chose ». Il s’agit d’exposer la diversité des interprétations, chacune avec son unicité. « Et [on remarque] dans le public des gens à qui ça fait du bien de voir cette représentativité-là. »