Raconter par le mythe

Comment rassembler en un spectacle une oeuvre foisonnante qui s’étend sur presque 60 ans, plus de 30 romans et autant de pièces de théâtre ? À l’origine, le projet devait être tout autre, soit une création d’André Brassard autour du personnage principal de La duchesse de Langeais, projet qui n’a jamais abouti. En renouant avec le metteur en scène durant la pandémie, Alice Ronfard a donné au projet une autre ampleur.
« Rapidement, en brassant des idées, je lui ai proposé, un peu à la blague, de faire un Mahâbhârata québécois ! Puis, en lisant Victoire !, j’ai été fascinée par le fait d’avoir accès à la genèse de tous ces personnages. C’est en rentrant dans l’univers des romans que m’est venue l’idée de traverser le siècle, l’évolution de la société et des moeurs, avec les Chroniques du Plateau Mont-Royal et La diaspora des Desrosiers », relate la metteuse en scène.
Pour Ronfard, il était impératif de mettre en avant l’écriture « hallucinante » de Tremblay, mais aussi de construire un spectacle qui montre « le chemin du roman vers le théâtre ». Avec la narration transposée au « je » et au présent, au lieu du passé composé (« J’ai demandé la permission à Michel ! » précise-t-elle), qui s’imbrique dans le spectacle pour préparer ou conclure une scène dialoguée.
« Notre mythologie »
Étant donné la place qu’occupe l’oeuvre de Michel Tremblay dans la culture québécoise, il est presque étonnant qu’un tel spectacle n’ait pas vu le jour plus tôt. Comme chez Tremblay, c’est une affaire de famille qui a scellé le destin : « C’est mon fiston qui m’a dit : “Tu dois le faire, c’est notre mythologie, c’est à nous autres, il faut que tu le fasses !” Tout ça part vraiment d’un mouvement du coeur, d’un désir de transmettre cette mythologie de personnages. Je me rends d’ailleurs compte, avec les comédiens, que c’est dans leur ADN. Ils entrent là-dedans comme s’ils les connaissaient déjà », explique Ronfard.
Loin de s’enorgueillir d’un tel propos, Michel Tremblay pose un regard différent sur son travail, presque gêné. « Je n’en ai pas, de regard ! Quand Alice parlait, j’avais envie d’ajouter que tout ça est arrivé sans que l’auteur prenne une seule note de sa vie. Je n’ai jamais rien planifié, contrairement à Zola ou à Balzac. Je me suis rendu compte que j’avais commencé par la fin, alors je fais des prequels, comme les Américains ! Mais tout ça s’écrit de façon anachronique. »
Dire que Ronfard attendait cette rencontre professionnelle avec l’oeuvre de Tremblay serait un euphémisme. Elle s’emballe en parlant du romancier, qui, selon elle, n’est pas apprécié à sa juste valeur. « À partir de Victoire !, c’est tout le récit des Québécois qui doivent quitter la campagne pour aller en ville, c’est toute la beauté que Victoire doit quitter. La façon de décrire la nature, le ciel étoilé, l’espace, j’en parle et j’ai encore des frissons ! »
On retrouvera dans La traversée du siècle des thèmes chers à l’auteur (« Mes personnages sont toujours des rêveurs. C’est des gens qui n’ont rien et qui essaient de s’en sortir. J’ai toujours préféré parler de ceux qui vivent les enjeux plutôt que de politique », explique Tremblay), mais aussi une insistance sur le côté « fantastique et féerique de l’oeuvre », comme l’explique Ronfard. « On pense toujours au Michel Tremblay réaliste et deep, où le monde souffre, mais il y a beaucoup d’humour aussi. Albertine, par exemple, n’est pas juste tragique, elle est aussi cinglante, elle n’a pas la langue dans sa poche ! »
Un hommage festif
Si la mise en lecture, d’une durée d’environ huit heures et divisée en six épisodes (qui seront transformés en balado plus tard cet automne dans le cadre de la deuxième saison numérique de l’Espace libre), s’appuie principalement sur les cycles romanesques, sa structure doit beaucoup à Albertine en cinq temps. « La pièce m’a permis de construire le spectacle, parce que je peux reprendre le même dispositif pour Victoire et Marcel, joués en quatre et trois temps par des acteurs différents », explique Ronfard.
Un tel événement pourrait facilement avoir un aspect protocolaire, voire sérieux, ce que craignait d’ailleurs Tremblay. « Je n’aime pas penser aux hommages, c’est prétentieux. Ce qui m’a aidé à accepter ce que le projet est devenu, c’est qu’Alice m’a présenté ça comme un cadeau pour mes 80 ans, que je peux accepter plus simplement qu’une affaire officielle. »
À en croire Ronfard, la représentation promet d’ailleurs d’être plus festive que coincée. « Ce n’est pas mortuaire du tout. Je voulais une forme hybride avec une mise en espace, des textes adressés au public qui ne seront pas joués textes en main et beaucoup de musique, parce que ça prend une place importante dans l’oeuvre de Michel. J’ai une belle gang, tout le monde est investi. Avec des textes magnifiques, ça ne peut pas être autrement ! »
De son côté, Michel Tremblay est resté en retrait par rapport au projet, préférant être surpris. « J’aime qu’on me brasse la cage et, comme je ne sais pas ce qui m’attend pour le texte, c’est un brassage parfait ! »
Quant à savoir si le projet est l’occasion de réfléchir à l’importance de son oeuvre, l’auteur reste modeste et philosophe jusqu’au bout. « Ce n’est pas à moi de parler de l’impact de mon oeuvre, je ne le sais pas ! Ce que je sais, c’est qu’avec le spectacle je vais probablement découvrir des choses et beaucoup pleurer. »