Grandeurs et misères des mouvements de résistance

Une scène de la pièce «Laboratoire poison», de et avec Adeline Rosenstein. En narratrice, cette dernière y partage le plateau, « plus ou moins vide », avec 12 performeurs.
Photo: Vincent Arbelet Une scène de la pièce «Laboratoire poison», de et avec Adeline Rosenstein. En narratrice, cette dernière y partage le plateau, « plus ou moins vide », avec 12 performeurs.

« Le spectacle est très accessible, ce qui se passe entre le plateau et notre public s’avère assez direct et amusant. Mais le sujet ne l’est pas ! Il s’agit quand même de débusquer, [de démystifier] des histoires qui ont été maintenues un peu secrètes dans nos contrées. » Se sentant « un peu maladroite » dans sa façon de s’exprimer, la sympathique Adeline Rosenstein tient à commencer notre entretien virtuel par cette précision, au cas où ses explications paraîtraient trop compliquées.

Dans sa pièce documentaire Laboratoire poison, présentée au FTA, la metteuse en scène, comédienne et dramaturge suisse, établie à Bruxelles, s’attaque à de vastes sujets : la mémoire de mouvements de résistance et comment l’histoire arbitre entre traîtres et justes. À l’origine, elle désirait remettre en question ses propres représentations, issues majoritairement de films ou de matériel documentaire.

« J’avais envie d’aller y voir de plus près, parce que la survie d’un mouvement de résistance est liée à son image. L’historienne française Cécile Vast, qui a écrit là-dessus, explique bien cette question du légendaire qui entoure le mouvement clandestin, donc invisible. Il ne doit pas laisser de traces, mais il doit faire croire qu’il est le bienvenu et qu’il est grand, fort et beau. C’est important, pour des raisons stratégiques. Donc, une fois le conflit passé et la libération gagnée, la question se pose de la remise en question, ou non, de cette glorieuse image. »

Adeline Rosenstein précise d’emblée que son but ne consiste pas du tout à noircir ces groupes. Tirer des leçons d’épisodes moins jolis de l’histoire aide au contraire à s’en prémunir. « Il s’agit plutôt de se dire que peut-être que les difficultés rencontrées par un mouvement de résistance pourraient nous apprendre à les éviter, à les reconnaître si elles nous arrivaient à une autre échelle. Mettre le doigt sur certains dilemmes se passant dans ces situations extrêmes peut nous enseigner des choses utiles pour la vie en temps de paix, dans laquelle on fait des choix politiques, tout de même. »

Et une question récurrente liée à cette image concerne « la possibilité de la désagrégation ou de la trahison à l’intérieur de mouvements par ailleurs tellement admirables », une dimension souvent cachée. « Le point de départ était une interrogation sur des personnes ayant appartenu à des mouvements de résistance de gauche dans la lutte contre le fascisme. Pourquoi ont-elles des réactions aussi contrastées face au mouvement d’indépendance nationale dans leur colonie ? Par exemple, [chez] certains anciens résistants, qu’on pourrait appeler socialistes au moment de la répression du mouvement de libération nationale algérien. Pourquoi un survivant d’un camp, dix ans plus tard, va-t-il en construire un de l’autre côté de la Méditerranée ? Et ceux qui ont refusé cela, ils se font traiter de traîtres, alors qu’à mes yeux, ils sont restés fidèles à leur engagement. C’est ce qui est compliqué quand on parle de ces années qu’en France, on appelle les Trente Glorieuses, 1945-1975. »

Mais le moment qui intéresse le plus la créatrice dans le spectacle est « lié aux actions des puissances coloniales pour empêcher les indépendances et, lorsque celles-ci triomphent, les saboter. Parce que c’est la génération de mes parents ! J’ai l’impression qu’il y a eu un silence là-dessus, qui pourrait être comparable au silence qu’il y a eu sur le nazisme et la collaboration ».

Aujourd’hui, elle juge important de noter que la trahison d’une cause peut survenir graduellement. « On fait un petit pas, puis un deuxième, etc. Souvent parce que des amis nous le conseillent pour notre bien. Et pour être plus intelligent, ne pas s’entêter. C’est ce type de discours qui parfois fait que, voilà, on est dans le camp ennemi sans s’en être aperçu. Toujours en se disant qu’on rusait, qu’on était plus malin, moins dogmatique, plus tactique. C’est juste qu’il y a un moment où on ne peut plus faire marche arrière. Dans nos façons de parler, d’agir, on est devenu ce qu’on voulait combattre. À force de stratégie. »

Montrer l’immontrable

Adeline Rosenstein vient présenter à Montréal — « on en est très heureux et excités » — trois segments, sur les quatre, de ce spectacle construit en épisodes. On s’y intéresse successivement aux partisans belges durant l’Occupation allemande, à la guerre d’Algérie et à la décolonisation du Congo belge.

On fait un petit pas, puis un deuxième, etc. Souvent parce que des amis nous le conseillent pour notre bien. Et pour être plus intelligent, ne pas s’entêter. C’est ce type de discours qui parfois fait que, voilà, on est dans le camp ennemi sans s’en être aperçu.

Sans effectuer l’anatomie d’un mouvement de résistance — « ça demanderait beaucoup trop de temps » —, l’équipe de Laboratoire poison a travaillé avec des chercheurs. « Les historiens font des recherches sur des réalités vérifiées. Mais ce à quoi nous touchons, quand nous prenons la parole devant le public, c’est à la question, ô combien délicate, de la mémoire. On touche à des souffrances très grandes, qui traversent encore des générations après les personnes directementconcernées. On doit donc toujours s’adresser à ces mouvements avec respect et avec conscience de nos lacunes, de la difficulté à montrer quoi que ce soit, vu qu’ils avaient pour vocation de ne laisser aucune trace. Et on prend un risque dramatique, c’est-à-dire de décrédibiliser tout le mouvement. On demande ainsi aux spectateurs de faire des efforts de cloisonnement des informations qu’on transmet. » Afin qu’elles ne contaminent pas le reste. « C’est pourquoi on parle de poison ! De cette chose qui, à petite dose, guérit et, à trop grande dose, tue. »

Rosenstein, en narratrice, y partage le plateau, « plus ou moins vide », avec 12 performeurs. « On s’inspire de beaucoup de documents, mais on les propose sans volonté de reconstitution, joués le plus schématiquement et “bêtement” possible, au sens de rendre lisibles des [situations] qui vont aller en se complexifiant. Donc, il faut tout le temps rester dans un trait assez simple pour que, même lorsque l’imagesera plus complexe et qu’il y aura 12 personnages, correspondant à différents endroits du monde, on arrive encore à la déchiffrer. C’est un peu comme de la bédé, quoi. Et au passage, on ne résiste pas à l’envie de se moquer de nos habitudes à la fois de représentation et de consommation de théâtre documentaire, lequel travaille avec des explications illustrées. »

Dans une posture d’humilité, le spectacle affiche ouvertement les trous des archives historiques et les limites de la représentation. Il est complexe d’évoquer de manière dramatique des enjeux géopolitiques sur scène, là où on est beaucoup plus habitués à compatir devant un drame individuel, explique la créatrice. « Par exemple, les manigances qui font qu’à distance, depuis les pays voisins, ou même depuis le continent très éloigné, on parvienne à organiser un assassinat, c’est très difficile à montrer, parce qu’il faut [exposer] plein de lieux en même temps, d’acteurs et d’actrices historiques, comme les institutions internationales. C’est pourquoi on part d’un postulat un peu comique. On se dit, en fait : plus c’est impossible à montrer, plus on va vous demander, cher public, d’essayer de l’imaginer. Et donc on a toujours un demi-sourire devant nos moyens un peu pauvres pour montrer des choses aussi sérieuses. »

Laboratoire poison

Conception, texte et mise en scène : Adeline Rosenstein. Avec Aminata Abdoulaye Hama, Marie Alié, Habib Ben Tanfous, Marie Devroux, Salim Djaferi, Thomas Durcudoy, Rémi Faure, El Bekkari, Titouan Quittot, Adeline Rosenstein, Talu, Audilia Batista, Jérémie Zagba. Un spectacle des Halles de Schaerbeek et du Théâtre Dijon Bourgogne – Centre dramatique national. Au théâtre Duceppe, du 7 au 9 juin.

À voir en vidéo