Fertiles allers-retours entre le livre et la représentation

Avec «La plus secrète mémoire des hommes», Mohamed Mbougar Sarr explore la valeur de la littérature.
Photo: Jessie Mill Avec «La plus secrète mémoire des hommes», Mohamed Mbougar Sarr explore la valeur de la littérature.

« Nous ne pensions pas du tout qu’elle sauverait le monde ; nous pensions en revanche qu’elle était le seul moyen de ne pas s’en sauver. » C’est l’une des nombreuses et éclairantes réflexions sur la littérature qui naissent sous la plume de Diégane, le narrateur-écrivain de La plus secrète mémoire des hommes, le roman qui a valu à son auteur, le Sénégalais Mohamed Mbougar Sarr, le prix Goncourt 2021.

À l’occasion du Festival TransAmériques, Aristide Tarnagda et Odile Sankara, deux artistes du Burkina Faso, offriront au Studio du Monument-National une lecture théâtrale du roman publié aux éditions Philippe Rey/Jimsaan, une enquête où se succèdent les mises en abyme, un hommage à la littérature, un plaidoyer pour qu’elle soit plus valorisée, mieux défendue, plus fréquentée, plus libre. « Mon souci était de me mettre au clair avec la question de la littérature », explique au téléphone l’auteur âgé de 31 ans, qui vit en France depuis plus de 10 ans.

Il n’était pas envisageable pour Mohamed Mbougar Sarr de donner naissance à « une ode béate » : « Je voulais explorer la valeur de la littérature, sa réelle portée, ce qu’elle pouvait faire et ne pas faire, ses limites, ses lâchetés, ses responsabilités et ses irresponsabilités. Je souhaitais la critiquer, mais sans jamais cesser d’y croire, en la prenant toujours au sérieux. En fin de compte, je dirais que mon roman est un chant d’amour autant qu’une profession de foi. »

Littérature et vie littéraire

 

L’auteur établit une distinction importante entre la littérature, « un travail linguistique, philosophique, esthétique et artistique profond », et la vie littéraire, « la manière dont on incarne la littérature socialement, à des fins de classification ou de hiérarchie qui ne sont pas toujours bénéfiques ».

« Il est arrivé, explique-t-il, que le milieu littéraire donne à la littérature les plus terribles alibis, qu’il lui prête des intentions, qu’il lui fasse endosser des tensions ou des violences sociales qui n’avaient rien à voir avec elle. Le discours sur la littérature est toujours le reflet d’une certaine façon de penser, et parfois c’est la pire des manières. En même temps, cela démontre que la littérature n’est pas déconnectée du jeu social, de ses comédies comme de ses tragédies. »

Sans vouloir donner de leçons à qui que ce soit, Mohamed Mbougar Sarr estime que son roman « alerte sur des biais de lecture et de réception fondés sur autre chose que la qualité intrinsèque de l’œuvre », autrement dit, qu’il aborde par la fiction des enjeux dont il est largement question dans les études dites postcoloniales. « Devant la violence d’une réception biaisée, positionnée en surplomb, corrélée à une idéologie dominante, j’estime qu’il faut demeurer vigilant. J’espère que mon livre occupe et occupera une place dans cette réflexion collective qui concerne la création, la théorie et la politique. »

Passage à la scène

Mohamed Mbougar Sarr perçoit moins le travail théâtral d’Aristide Tarnagda et d’Odile Sankara comme une médiation que comme une traduction ou une adaptation. « C’est-à-dire qu’il y a une autonomie dans ce qu’ils créent, un engagement, un talent et une compréhension qui est mise en œuvre au moment de s’approprier le texte. Je ne sais pas encore exactement ce qu’ils ont fait avec La plus secrète mémoire des hommes, mais j’avais beaucoup apprécié ce qu’ils avaient fait avec Terre ceinte, mon premier roman. Ils connaissent bien mon écriture, je suis persuadé qu’ils sauront en rendre les grands principes et les rythmes. »

L’auteur affirme qu’il n’est « pas obsédé par le fait de passer dans un autre genre » : « Je n’écris pas en pensant au théâtre ou au cinéma, mais je ne suis pas non plus opposé à ce que d’autres artistes s’approprient mes romans. Je sais bien que les scènes et les écrans sont à même de toucher un plus grand nombre, parce qu’ils sont plus directs et qu’ils abolissent l’acte de lecture qui en effraie plusieurs. Cela dit, si ces formes de médiation incitent les gens à retourner au livre, ça me semble fort intéressant comme dynamique. »

Aimer, c’est réécrire

Qu’il s’agisse de celle qui s’établit entre l’œuvre littéraire et l’artiste, ou encore de celle qui rattache l’œuvre générée par l’artiste au public présent, la question de la médiation est d’ailleurs au cœur de la démarche de PME-ART depuis plus de 20 ans, mais tout particulièrement d’Adventures can be found anywhere, même dans la répétition, la performance que le collectif présentera à la galerie Leonard & Bina Ellen à l’occasion du Festival TransAmériques.

Réécrire les journaux et carnets de l’écrivaine et militante états-unienne Susan Sontag, ceux publiés en 2008, soit quatre ans après sa mort et qui couvrent la période 1947-1963, voilà la mission que se sont donnée Burcu Emeç, Marie Claire Forté, Nadège Grebmeier Forget, Adam Kinner, Catherine Lalonde, Ashlea Watkin et Jacob Wren.

« En 2014, explique Marie Claire Forté, nous avions choisi de réécrire Le livre de l’intranquillité de Fernando Pessoa. Ça avait donné Adventures can be found anywhere, même dans la mélancolie. En changeant l’œuvre, même si elles ont en commun un caractère fragmentaire et posthume, le projet porte moins sur le texte, moins sur la matière elle-même et davantage sur le processus de réécriture collective d’une livre. »

Multiplier les voix

 

Pendant 48 heures (8 journées de 6 heures chacune), les performeuses et les performeurs vont se réapproprier les mots de Sontag, creusant la substance du texte tout en s’assurant d’y instiller leurs sentiments et leurs préoccupations.

« En anglais, explique Marie Claire Forté, on dit : “Every reading is a rewriting”. Cette idée selon laquelle on est déjà en train de réécrire au moment où on lit, elle est au cœur de notre démarche. » Chaque fragment réécrit sera lu et projeté. « Les visiteurs et visiteuses peuvent interagir avec les performeuses et performeurs, précise Forté. Le public amène sa relation à la littérature, il enrichit notre prisme, nourrit notre inspiration. »

On est souvent en désaccord les uns avec les autres, on a des perspectives très différentes, surtout en ce qui concerne le marché du livre, mais on parvient toujours à trouver des terrains d’entente. Je ne crois pas qu’il soit possible d’arriver seul à autant de nuances.

« Le caractère collectif de l’aventure permet d’élargir le sens des textes, d’aborder les fulgurances de Sontag aussi bien que ses angles morts, affirme Forté. On est souvent en désaccord les uns avec les autres, on a des perspectives très différentes, surtout en ce qui concerne le marché du livre, mais on parvient toujours à trouver des terrains d’entente. Je ne crois pas qu’il soit possible d’arriver seul à autant de nuances. »

Des nuances, une démultiplication des voix et des points de vue, c’est aussi ce que PME-ART réclame avec Adventures can be found anywhere, même dans la répétition. « La performance est une déclaration d’amour à ce qu’on voudrait que la littérature soit, précise Marie Claire Forté. On souhaite que plus de voix et d’idées se fassent entendre, que le milieu soit plus multiple, plus hétérogène, moins hiérarchique, moins autoritaire. »

La plus secrète mémoire des hommes (lecture théâtrale)

Texte : Mohamed Mbougar Sarr. Adaptation : Aristide Tarnagda. Mise en lecture et interprétation : Aristide Tarnagda et Odile Sankara. Une production des Récréâtrales. Au Studio du Monument-National, à l’occasion du FTA, du 26 au 28 mai.

Adventures can be found anywhere, même dans la répétition (performance)

Création, interprétation et installation : Burcu Emeç, Marie Claire Forté, Nadège Grebmeier Forget, Adam Kinner, Catherine Lalonde, Ashlea Watkin et Jacob Wren. Une production de PME-ART. À la galerie Leonard & Bina Ellen, à l’occasion du FTA, du 1er au 9 juin (relâche le 6 juin).

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