Improviser une histoire en direct

Le 21e festival du Jamais Lu, qui offre sa programmation foisonnante du 5 au 14 mai, a pour ligne éditoriale « l’irréversible fiction ». Olivier Arteau, l’un de ses codirecteurs artistiques, croit qu’il faut « renouveler nos vœux » envers l’imaginaire. « Il s’agit de dire que dans une époque où l’on est très attiré par le documentaire et la téléréalité, la fiction a encore un rôle artistique à jouer, elle peut réellement nous transformer. C’est en imaginant des mondes, peut-être, qu’on peut continuer à parvenir à une forme d’utopie et d’idéal. La fiction peut nous faire tendre vers de nouvelles idées, plutôt que de se buter à une réalité parfois très crue, surtout avec la pandémie. En ce moment, on a constamment des images en direct de ce qui arrive, de la guerre en Ukraine. Pour moi, l’imagination est un muscle aussi. Et je m’interroge : est-on en train de perdre cette capacité d’imaginer de nouveaux mondes à force d’être tétanisés devant la réalité, l’actualité dont on est bombardés ? Peut-être que tout ce qui nous reste comme arme pour espérer, c’est la fiction. »
Pour la soirée d’ouverture, lui et ses complices Marcelle Dubois, Alexandre Castonguay et Tamara Nguyen de la cellule artistique de l’édition 2022 ont eu l’idée d’une histoire construite en temps réel. Le vidéo club de la dernièrechance restitue un peu l’esprit de ce lieu quasi obsolète où « on se rassemble collectivement pour aller magasiner des fictions ».
Il est rare qu’on ait une occasion d’écrire pour le fun. Et je pense que ça peut être très bénéfique. Hé, c’est possible que les spectateurs passent une belle soirée même si j’ai pas pleuré pendant huit heures en écrivant mon texte !
Pour chaque scène de quatre minutes, les auteurs se feront imposer des genres, zones peu explorées au théâtre (western, science-fiction, horreur…). De plus, ils pigeront des contraintes supplémentaires dans un boulier, que les spectateurs seront invités à alimenter de leurs suggestions. « Le but était d’avoir le plus de contraintes possible, pour voir comment les idées naviguent chez les auteurs et comment elles mutent dans le moment présent », explique Arteau. Ces improvisateurs du clavier écriront principalement durant des pauses, intervalles remplis par le musicien Adrien Bletton et par l’animatrice Carolanne Foucher, qui va « jouer à la commis de vidéo club ».
Choisis « surtout pour leur regard vif sur le monde et les permissions qu’ils s’octroient » dans l’écriture, les quatre dramaturges (Gabrielle Chapdelaine, Mario Laframboise, Catherine Léger et Mireille Tawfik) devront tendre vers une scène finale comportant « beaucoup de pièges » élaborée par les membres de la cellule artistique. Seul élément que le quatuor de braves connaîtra à l’avance.
Casse-cou ?
L’exercice inusité ne semble pas trop apeurer deux des dramaturges, interrogées ensemble en vidéoconférence. Lors d’un lancement, des auteurs sont venus dire à Gabrielle Chapdelaine : « Je ne peux pas croire que tu as accepté de faire ça, c’est vraiment casse-cou ! » Celle-ci reconnaît, en riant : « Ça va quand même être quelque chose. »
Rassurée par le « trip de gang », Catherine Léger estime que l’événement va générer de l’adrénaline « à la pelletée » et mise sur cette urgence pour faciliter l’inspiration. « J’ai l’impression que lorsque j’ai beaucoup de temps devant moi, je me mets trop à analyser ce que j’écris. C’est comme si, dans l’urgence, les filtres [disparaissent]. On dirait que je me fais plus confiance ou que je me laisse plus aller à l’écriture, plutôt que de juger ce que je suis en train d’écrire. »
Les deux créatrices croient que les consignes seront stimulantes. « La contrainte fournit un objectif, un point de départ, oriente les pensées », précise Catherine Léger, l’autrice de Baby-Sitter, de Paris, où elle assistait à la première de l’adaptation cinématographique de son œuvre. « Elle nous aide à aller ailleurs et à sortir de nos sentiers battus. »
Aimant l’idée d’être « en dialogue » avec le public à travers ses directives, Gabrielle Chapdelaine se dit aussi motivée de jouer avec les interprètes (Jade Barshee, Anna Beaupré Moulounda, Alexandre Castonguay, Hubert Lemire) du spectacle, voire de leur tendre des « pièges, de les mettre en danger », ou de leur poser des défis. « Je sens que du côté du comité organisateur, c’est assez encouragé de se mettre entre nous des bâtons dans les roues afin que ça reste ludique. Et nous, on se met quand même pas mal en danger. Alors, on va partager l’angoisse ! » badine-t-elle.
Trois suggestions pour le Jamais Lu
Lecture d’Ensaf attend : Roxane Loumède s’est inspirée de sa rencontre avec Ensaf Haidar pour imaginer trois versions de la femme du blogueur saoudien Raif Badawi. Le 9 mai.
Lecture deBien né·e·s : sélectionnée par un comité formé d’adolescents, la pièce de la Française Clio Van de Walle serait une épopée baroque abordant de vastes enjeux actuels. Le 11 mai.
La fiction contre-attaque : la soirée de clôture proposeun marathon où seront dévoilés des extraits d’une demi-heure de sept textes en construction portés par douze interprètes. À voir en partie ou durant les sept heures. Le 14 mai.
Comment se préparer à cette impro d’écriture ? L’autrice caresse l’idée de faire une recherche sur les différents genres cinématographiques, de sortir « des éléments faciles à intégrer », comme des références repérables de science-fiction. Sa comparse Catherine Léger prévoit une séance de remue-méninges la veille : « Qu’est-ce que j’ai envie d’explorer ces temps-ci ? Penser à des personnages, peut-être à des trucs que j’ai abandonnés qui m’habitent encore. » Avoir dans sa manche une couple de « jokers » à sortir au cas où elle bloquerait. « Je pense que c’est tricher, mais que je vais le faire tout de même. »
Libérateur
Pour elle, l’attrait du concept vient notamment du fait qu’il permet le droit à l’erreur. Sans les attentes qui accompagnent désormais l’écriture. « On sera purement dans un contexte de création. Je ne sais pas si c’est dû à où j’en suis dans ma carrière ou à la façon dont le système fonctionne présentement, mais j’ai l’impression qu’il y a tout le temps une pression d’arriver rapidement avec une pièce qui va fonctionner, qui va être sur le bon sujet du moment, donc capable d’attirer l’attention des médias. On n’est plus dans le geste de création, mais en train de livrer quelque chose qui est attendu de nous. »
Toutes deux anticipent du plaisir dans cette aventure. « Il est rare qu’on ait une occasion d’écrire pour le fun, dit Gabrielle Chapdelaine. Et je pense que ça peut être très bénéfique. Hé, c’est possible que les spectateurs passent une belle soirée même si j’ai pas pleuré pendant huit heures en écrivant mon texte ! » Elle éclate de rire.
« On finit par prendre nos projets tellement au sérieux, renchérit sa collègue. Par exemple, je travaille sur une nouvelle pièce [pour le Petit Théâtre du Nord], qui est très différente de Baby-Sitter. Donc, je suis super insécure, j’ai l’impression de jouer ma vie à chaque fois. Alors, ce contexte dépourvu de pression et où tout le monde participe : si le spectateur participe, il crée lui-même son plaisir, j’imagine qu’il va produire un effet libérateur. »
Pour Olivier Arteau, cet exercice collectif, sur lequel même le public a un impact, met en lumière la dimension collégiale de la création au théâtre, un « sport d’équipe ». « C’est de voir à quel point aujourd’hui, l’écriture de plateau peut avoir beaucoup d’influence sur ce qu’on crée. De plus en plus de dramaturges écrivent en faisant des improvisations, ou pour des interprètes. Cela permet de [constater] comment toute l’écologie théâtrale — la distribution et même la musique vont sûrement influencer un peu l’écriture — devient une source d’inspiration pour l’auteur, qui n’est pas isolé chez lui avec juste son monde. On y découvre tout ce qui fait transformer une œuvre dans le moment présent, tout ce qui influence le créateur dans l’écriture. »