Le couteau et la plaie

Signe des temps qui courent, Premier Acte ponctue sa saison de deux pièces sur le même thème, actuel s’il en est, des agressions à caractère sexuel.
Dès le 19 avril, on pourra voir Disgrâce, sur un texte de Nadia Girard Eddahia. Auréliane Macé assurera pour sa part la mise en scène du texte de Rachel Graton La nuit du 4 au 5, qui suivra en mai. Si elles abordent l’une et l’autre ces violences, très présentes depuis de nombreuses années dans les médias, les deux pièces ont toutefois choisi des points de vue aux antipodes : celui de la victime et celui de l’agresseur.
Inspiré par les conditions de détention de l’animateur Jian Ghomeshi, qui, à la suite de plaintes de femmes pour agression sexuelle, a pu attendre son procès chez sa mère — laquelle avait payé sa caution en se portant garante de lui —, le texte de Girard Eddahia interroge la figure de cette idole canadienne passée, du jour au lendemain, « du côté d’un scandale si violent, si troublant ».
Sur une mise en scène de Gabriel Cloutier Tremblay, le spectacle explorera donc ces violences à caractère sexuel qui, médiatiques, sont souvent présentées comme des gestes étrangers, ceux d’autrui — faciles, donc, à mettre à distance. Le texte creuse toutefois un pan ambigu de ces violences, l’autrice évoquant le « trouble » ressenti quand on se retrouve lié à des gens responsables de tels sévices : « Comment vit-on ça dans l’intimité, le fait d’aimer quelqu’un qui a commis ces actes-là ? Comment gère-t-on ça ? »
« À la base, c’est ce qui a piqué ma curiosité : ce huis clos avec ce gars qui était une vedette dont on pouvait être extrêmement fier, mais qui, du jour au lendemain, est passé de l’autre côté », poursuit l’autrice, dont l’idéation de ce projet remonte à 2014. C’était avant #MoiAussi et bien avant la vague de dénonciations dans le milieu artistique québécois, à cette époque où surgissait le mot-clic #AgressionNonDénoncée. « Ça m’a pris du temps avant de commencer à écrire. Je me disais : “Je veux voir cette pièce-là…” Mais je ne pensais pas avoir à l’écrire moi-même. »
En miroir, La nuit du 4 au 5 présentera le côté de la victime. Du textede Rachel Graton, qui raconte en quelques tableaux un parcours de résilience, Auréliane Macé et l’équipe du Théâtre de l’Impie ont voulu tirer un spectacle performatif qui fera le pari de ne pas « créer d’espace fictionnel », cela dans le but de faire apparaître la violence sans fard. « C’est juste… tellement réel ! C’est juste ça, la réalité que généralement on ne voit pas : ce qui se passe au moment de passer un examen médico-légal à l’hôpital ou dans un organisme, la violence qui existe, toutes ces micro-agressions répétées au sein du processus judiciaire… »
Pariant sur le fait que de nombreuses spectatrices auront eu des expériences similaires au propos de la pièce, le spectacle focalisera sur la façon dont un corps se relève de telles violences. « On voulait réellement montrer que les corps de nos interprètes, ce qu’elles vivent sur scène, ce sont leurs vrais corps, c’est leur vraie personne, c’est leur vraie nudité exposée. […] On ne cherche pas à émouvoir avec une grande tirade dramatique : on se base vraiment sur ce qu’un corps traverse, sur la façon dont il évolue. Sur la façon dont on se relève, au bout du compte. C’est peut-être ça, la grande question du spectacle. »
« C’est important pour nous d’utiliser notre voix publique en tant qu’artistes pour l’inscrire dans un mouvement social plus large. C’est notre vecteur de changement, notre petite contribution pour créer un monde plus juste — parce que c’est ça qu’on sait faire. »
Le théâtre dans la cité
Car le théâtre, aux yeux de l’une et l’autre créatrice, continue d’être un lieu privilégié pour interroger, ici, une réalité sociale que la dernière décennie n’a fait que rendre plus prégnante. « Il y a une espèce de chaleur au théâtre, c’est une expérience collective », mentionne Girard Eddahia, qui évoque par ailleurs les traces que le public peut garder à la fin d’un spectacle. « Je pense que, pour changer une culture, il faut marquer l’imaginaire… »
Faisant le pari délicat de présenter l’agresseur et son entourage, celle-ci espère faire résonner « la violence qu’il y a en nous ». « Ces mouvements passent beaucoup par les réseaux sociaux, un espace où on est à la base seul devant son écran. Tandis qu’au théâtre, on sera tous assis longtemps et ensemble, avec une question, dans une situation, et cela permet de faire résonner les choses autrement, de plonger davantage dans la complexité. »
Auréliane Macé abonde dans son sens, rappelant le caractère rassembleur de la représentation. « Et le fait d’en parler et de se sentir moins seules, cette sororité-là qui se met en place, ça permet de dire qu’on a un système de soutien derrière nous, qu’on n’est pas toutes seules. »
En ce sens, elle rappelle cette phrase souvent reprise par les discours féministes voulant que « la honte doit changer de camp », unpoint sur lequel du travail reste à faire, et sur lequel le théâtre a son mot à dire. « Peut-être les gens se disent-ils, ces dernières années, qu’on voit beaucoup de femmes écrivant sur des “enjeux de femmes”, entre guillemets, des agressions à caractère sexuel, etc. »
Or, la créatrice voit là plutôt un retour de balancier. « Parce que… pendant combien d’années a-t-on montré juste des hommes dans des pièces montées par des hommes ? Ces histoires-là d’agressions, de viols, le fait qu’on les monte en tant que femmes, qu’on les écrive en tant que femmes, ça nous permet de changer la perspective qui a été dominante pendant de nombreuses années. Et juste ça, ça vaut la peine, je pense. »