«Atteintes à sa vie», le défi titanesque de Philippe Cyr

« Atteintes à sa vie est un classique contemporain. » Interviewé en mars 2020, à quelques jours de la fermeture inattendue de toutes les salles, Philippe Cyr confiait qu’il désirait depuis longtemps monter ce texte de Martin Crimp. Le metteur en scène aura dû attendre encore un peu plus pour voir enfin aboutir sa production, à l’Usine C. Une création qu’il reprend avec un recul finalement bénéfique : « Il y a une forme de maturité, quelque chose qui s’est ancré plus profondément. »
Entretemps, le créateur est devenu directeur artistique et codirecteur général du Théâtre Prospero, là où, coïncidence, a justement été présentée cet hiver une pièce du grand auteur britannique, Quand nous nous serons suffisamment torturés. « C’est fabuleux à quel point on peut voir des correspondances entre les deux œuvres, dans la façon un peu étourdissante dont Crimp parle de quelque chose et le redéfinit constamment, le renomme différemment, dit Cyr, joint au téléphone. Je crois que c’est le maître de la variation sur un même thème. »
Avec Atteintes à sa vie, il transmet la violence contemporaine par le discours de manière « terriblement efficace ». « Le texte transpose certains mécanismes de violence qu’on retrouve en société. » Avec cruauté et non sans ironie, les narrateurs de cette partition énigmatique ne cessent de raconter l’histoire d’une certaine Anne. Un personnage absent, à l’identité indéfinissable.
Résonance contemporaine
Écrit en 1997, ce texte post-dramatique « résonne encore plus directement aujourd’hui », avec l’avènement des médias sociaux, croit Cyr, qui compare un peu les narrateurs aux internautes « qui cherchent le clickbait ». Déjà, à l’époque de son écriture, l’usage du « storytelling » était en train de se développer. « Dans les années subséquentes, on va l’utiliser en politique, en communication, dans tous les aspects de la société, pour contrôler le récit, contrôler l’information, inventer. Et ça, ça prend plus d’ampleur avec les réseaux sociaux : on peut y inventer l’histoire qu’on veut ! En quelque sorte, dans Atteintes à sa vie, c’est de ce mécanisme-là que les narrateurs se nourrissent. Ils exploitent totalement l’idée qu’ils peuvent se faire d’Anne, et ils en font ce qu’ils veulent. »
Jusqu’à l’absurde : elle devient une artiste, une terroriste, voire une voiture… Elle est insaisissable. « Avec la surinformation, la surcommunication, dans notre journée, on entend tout et son contraire. Il est bien difficile de mettre le doigt sur la vérité. Le texte de Crimp, pour moi, propose une transposition dramaturgique de cette sensation-là. »
Et il expose une exploitation des identités. Selon Philippe Cyr, la pièce « prend assise dans une dénonciation du capitalisme. Crimp transpose des mécaniques, des relations de pouvoir entre les gens. C’est comme si aujourd’hui, ces mécanismes avaient même atteint de manière fulgurante la sphère de l’intime, [avait contaminé] nos relations privées, notre identité et nos espaces personnels. Maintenant, on commercialise la chambre d’ami sur Airbnb. On met en marché les relations amoureuses avec les applications ».
Et quand il s’est replongé dans ce texte, après deux années d’attente, le metteur en scène a constaté qu’il avait acquis une résonance encore plus forte. Pensez au rapport au discours et à la vérité durant une pandémie où « notre univers était en constant changement, comme si on était dans un mauvais jeu de société où les règles changeaient en cours de route. » Le fameux « on construit l’avion pendant qu’il vole »… « C’est ça le mode de fonctionnement d’Atteintes à sa vie : on ne peut jamais s’accrocher à rien. Les choses dites ont l’air de vérités, mais elles sont constamment redéfinies. La pièce transpose très bien cette espèce de difficulté d’avoir une compréhension du monde. Et le fait de s’accrocher à toutes sortes de discours, qui par moments sont contradictoires. » Cyr voit aussi des échos dans la violente invasion de l’Ukraine, où le storytelling, la « manipulation de l’opinion publique font partie de la guerre ».
« Depuis deux ans, le monde dans lequel on vit est encore plus instable, plus troublant, plus insaisissable. Donc, la pièce est d’autant plus pertinente et révélatrice de notre époque. C’est ce qui m’amène à dire que c’est un classique contemporain. Je me dis : peut-être que Martin Crimp est le prochain Shakespeare (rires), au sens où ses œuvres sont là pour être entendues très longtemps. C’est comme si elles transcendent l’époque, d’une certaine manière. »
Vertigineux
Reste qu’il s’agit d’une œuvre déstabilisante, pour l’équipe créative comme pour le spectateur. « Mais elle est tellement bien écrite. C’est tissé très habilement, comme j’ai rarement vu. On est capable de relier les réseaux de sens. J’ai l’impression qu’il y a moyen d’allier la forme radicale du texte et un côté plus accessible. » C’est un exercice auquel le metteur en scène de J’aime Hydro aime s’atteler. « Je m’emploie dans mon travail à essayer de faire se rencontrer le radical et le populaire. C’est une de mes obsessions. Et c’est un défi tellement majeur avec ce texte-là. »
En fait, Philippe Cyr qualifie la direction d’Atteintes à sa vie de défi « titanesque », parmi les grands qu’il ait eu à relever. Cette partition offre à qui la met en scène une liberté « complètement vertigineuse. On peut tout faire. Et il y a beaucoup de choses qui fonctionnent. C’est tellement rempli de possibilités, ça fait un peu peur. Mais en même temps, c’est extrêmement jouissif de travailler sur une matière aussi vivante ».
Depuis deux ans, le monde dans lequel on vit est encore plus instable, plus troublant, plus insaisissable. Donc, la pièce est d’autant plus pertinente et révélatrice de notre époque. C’est ce qui m’amène à dire que c’est un classique contemporain.
Les répliques n’étant pas distribuées selon des personnages, il devait donc choisir un nombre d’acteurs, puis les leur attribuer lui-même. « Déjà là, il y a une forme immense d’écriture de la part du metteur en scène, et même de l’équipe. Et au niveau de la tonalité, du niveau de jeu, ça restait immensément vaste. »
Ils ne sont plus que quatre interprètes : Maxime Genois, Karine Gonthier-Hyndman, Iannicko N’Doua, Ève Pressault. Devenu indisponible, un acteur de la distribution originelle, Jade Hassouné, a dû être remplacé (sauf pour une chanson enregistrée) par deux « artistes invités » : Camille Poliquin, du duo musical Milk & Bone, et le danseur Gerard X Reyes. Leur rôle exact dans le spectacle reste une surprise. Et pour Cyr, il était important de tenir compte dans la distribution de la question de la représentativité, puisque « la personne dont l’identité est exploitée dans ce récit est une femme. Le choix de Karine et Ève n’est pas anodin. Elles ont un aplomb peu commun. »
Viscéral
Cette pièce, que Cyr aborde à la façon d’une partition musicale, est un kaléidoscope de 17 tableaux. « C’est un spectacle très en ruptures. Il se métamorphose, on va sentir les différentes esthétiques qu’on aborde, les différentes tonalités d’une scène à l’autre. » Le metteur en scène désire y communiquer de l’étrangeté, créer ce sentiment « d’inconfort face au monde qui nous entoure ou d’incertitude par rapport à ce qui nous est raconté, transmis ».
« Je travaille vraiment au niveau de la sensation. C’est un texte qui est presque kinesthésique, comme l’est un show de danse. » Avec une démarche sensorielle plutôt qu’intellectuelle. « Atteintes à sa vie aborde la violence dans une mécanique formelle qui, au final, se transforme par la transposition scénique dans une sensation assez viscérale. Crimp est maître dans cette façon de transposer des sensations au théâtre. »
Et avec son formalisme, la pièce vient remettre en question une « tangente utilitariste, très présente en art en ce moment, notait Philippe Cyr en 2020. Ce texte parle aussi de théâtre, de représentation au sens large, de langage artistique. Or, tout nous pousse, les conseils des arts y compris, à faire des œuvres utiles. Comme si l’art ne pouvait pas faire appel au domaine de la beauté ou de la sensation, de l’abstraction. Comme s’il ne pouvait pas exister par lui-même ».