La pièce «Pipeline» en français et en anglais

Lydie Dubuisson, associée artistique au Black Theatre Workshop, et le directeur artistique et général du théâtre La Licorne, Philippe Lambert, discutent de la présentation de la pièce «Pipeline», une première collaboration entre les deux compagnies.
Photo: ​Adil Boukind Le Devoir Lydie Dubuisson, associée artistique au Black Theatre Workshop, et le directeur artistique et général du théâtre La Licorne, Philippe Lambert, discutent de la présentation de la pièce «Pipeline», une première collaboration entre les deux compagnies.

Le rare accueil du Black Theatre Workshop (BTW) par un théâtre francophone est un événement en soi. C’est encore plus vrai lorsqu’il s’agit d’une production qui sera jouée successivement, par la même distribution, en anglais puis en français. « C’est quelque chose d’un peu fou ! Mais c’est montréalais, c’est notre réalité », dit Philippe Lambert.

Cette collaboration inédite entre La Licorne et la compagnie de théâtre anglophone, présente dans la communauté noire depuis 1971, devait originellement être présentée au printemps dernier, durant la première saison programmée par le (relativement) nouveau directeur. Philippe Lambert reconnaît en toute franchise qu’il ne connaissait pas vraiment le Black Theatre Workshop avant de rencontrer Quincy Armorer, son ex-directeur artistique, dans un jury. « Et quand j’ai su qu’ils fêtaient leur 50e anniversaire, je suis tombé en bas de ma chaise. Comment ça se fait que, comme Montréalais dans le milieu du théâtre, je ne connaisse pas mieux cette compagnie ? Ça n’a pas de bon sens. En parlant avec Quincy, je constatais son désir de créer des liens avec la communauté francophone. »

La découverte, par son adjointe Pascale Renaud-Hébert, de la pièce Pipeline, créée off Broadway en 2017, a scellé le projet. L’occasion, avec ce texte de l’Afro-Américaine Dominique Morisseau, qui a connu un « très beau succès à New York », était parfaite, reconnaît la créatrice Lydie Dubuisson, associée artistique au BTW. « C’est un bel aboutissement pour 50 ans d’existence à Montréal. Quincy [Armorer] a toujours voulu marier les côtés anglophone et francophone. Parce que, oui, le Black Theatre Workshop a pris racine surtout dans le secteur de Little Burgundy [la Petite-Bourgogne], avec la communauté trinidadienne qui a fait grandir ce groupe de théâtre. Et il est vraiment bien ancré dans la communauté anglophone. Pourtant, on sait qu’à Montréal, la communauté noire existe dans les deux langues. Il y a donc toujours eu le désir d’associer les deux communautés. C’est quelque chose qu’on fait déjà avec le programme de mentorat. Alors une pièce comme ça, qui nous permet d’explorer le bilinguisme, c’est vraiment excitant. »

La compagnie essaie de nouer davantage de partenariats avec des maisons francophones, ajoute-t-elle. « Travailler en français, c’est de plus en plus alléchant pour le BTW. Beaucoup de nos artistes vivent dans les deux langues. » Des initiatives précédentes incluaient une lecture en traduction de la pièce Angélique de Lorena Gale au Centre du Théâtre d’Aujourd’hui, en décembre 2018.

En un demi-siècle, le Black Theatre Workshop revendique 140 productions. À quoi attribuer l’impressionnante longévité de la compagnie de théâtre noire la plus ancienne au Canada parmi les compagnies toujours existantes ? Lydie Dubuisson l’explique par la nécessité de l’institution au sein de la communauté qu’elle représente.

« Je crois que c’est parce que le besoin est encore plus grand lorsqu’on est une minorité à l’intérieur d’une minorité à l’intérieur d’une minorité. Dans une province qui est déjà minoritaire [au sein du Canada], on trouve une culture noire, et en plus anglophone. Ce qui fait que, pour cette population-là, le Black Theatre Workshop, c’est l’endroit où aller pour n’importe quelle expression dramatique, du poetry jam jusqu’à la production d’une pièce. C’est l’endroit où aller présenter ses textes, rencontrer d’autres artistes. On est là pour répondre à un besoin très présent. Moi, je suis francophone, mais j’ai l’impression que, si le BTW disparaissait, on deviendrait encore plus invisibles. C’est important de savoir qu’il y a un lieu où on peut apporter notre matériel, sans avoir besoin de constamment s’expliquer. C’est plus que simplement un espace où on développe des pièces. On y développe des artistes, on y développe [leur] confiance, on y développe un réseau. Et là, on sent que le réseau dans la communauté commence à se sentir à l’étroit, donc on est prêts à commencer à l’étendre davantage et à aller vers l’autre. »

Éducation

 

Pipeline paraît appropriée pour une troupe qui offre ses spectacles en tournée dans les réseaux scolaires anglophones chaque année. Elle aborde « des sujets sociaux très forts, comme l’éducation, note Philippe Lambert. Et l’autrice traite des rapports humains avec une grande sensibilité, une grande intimité, une grande délicatesse. C’est très bien dialogué. » « C’est même un peu drôle, aussi ! » ajoute Lydie Dubuisson. Ce qui permet au spectateur de respirer et d’être encore plus touché, selon le directeur.

Le titre renvoie à l’expression « pipeline école-prison », par laquelle les sociologues américains qualifient ce phénomène où les jeunes exclus du système scolaire tendent à aboutir rapidement dans le système carcéral. Comme s’ils étaient aspirés de force dans un tuyau. Tout cela à cause d’un régime « très punitif, prêt, au premier manque de contrôle, à enfermer, à déposer une plainte judiciaire. Juste une première plainte entre déjà notre nom dans un système. » Cette « intolérance envers les émotions d’un jeune homme noir, poursuit Lydie Dubuisson, peut mener directement à un casier judiciaire, qui automatiquement fait débouler tout le restant de sa vie. » L’artiste de BTW prévoit emmener son fils de huit ans voir la première en français. Elle y voit « une sorte d’équivalent à The Talk. La conversation que, comme mère noire, je dois avoir avec mon garçon sur ses réactions, son comportement, la façon dont les gens vont le percevoir. Que ce soit juste ou non, il faut connaître certains codes. »

Pipeline met en scène une mère célibataire, enseignante dans une école publique. Valorisant l’éducation, Nya fait des sacrifices pour envoyer son fils adolescent dans une école privée. Le jour où Omari vit un événement émotif avec son père et qu’un professeur lui demande avec insistanced’expliquer la violence d’un personnage, il pose un geste qui risque de l’exclure de l’école. « Là où l’autrice est habile, c’est qu’il y a des scènes un peu oniriques, où Nya est habitée par la présence de son fils pendant qu’elle enseigne, qu’elle fait autre chose, dit Lambert. Et par la douleur de sentir qu’elle est peut-être en train de l’échapper dans ce pipeline. »

Ce phénomène est-il américain ou a-t-il lieu ici aussi ? « C’est purement personnel, mais moi, je crois qu’on est dans un système très punitif, répond Lydie Dubuisson. Ce serait impossible qu’on ne soit pas affectés de la même façon. Ainsi, on ne va pas demander à un enfant pourquoi il explose, on lui demande d’arrêter d’exploser. Est-ce que l’école est là pour faire de la thérapie ? D’une certaine façon, il le faudrait. Parce que je remarque déjà que, souvent, dans des situations, on ne cherche pas l’histoire, on veut juste se débarrasser de la réaction. Et malheureusement, ça veut dire que l’on enserre nos enfants dans des espèces d’étaux, en espérant que ça fonctionnera. »

Dans la traduction de Mishka Lavigne, le récit a toutefois été gardé à New York. Pipeline sera portée par une distribution bilingue : Jean Bernard, Jenny Brizard, Gloria Mampuya, Anie Pascale, Schubert Pierre-Louis et Grégory Yves. Des interprètes qui ont « vraiment la capacité de rêver en français et en anglais », selon les beaux mots de Lydie Dubuisson.

Le public fidèle du BTW sera invité à le suivre ailleurs que dans les théâtres qu’il a l’habitude de visiter. « C’estl’un de nos gros stress, dit-elle en rigolant. Il ne faut pas que les gens se présentent au Montréal, arts interculturels (MAI) — nos bureaux sont au-dessus —, l’un des lieux qu’on utilise le plus souvent. »

C’est bien sûr cet accueil de nouveaux spectateurs que souhaite Philippe Lambert. La diversité n’est pas seulement destinée à être sur scène, mais également dans les salles. « L’ouverture veut dire ça aussi : de convier, de faire découvrir notre lieu au public du Black Theatre Workshop. Et nous, de découvrir leur travail. Et que le public soit mélangé. »

Pipeline

Texte : Dominique Morisseau. Mise en scène : Ahdri Zhina Mandiela. Une production du Black Theatre Workshop, en codiffusion avec La Manufacture. À La Licorne, en anglais du 12 au 23 avril et en français du 26 avril au 8 mai.

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