Cédric Delorme-Bouchard plonge dans la boîte noire d’un vaisseau spatial

Cédric Delorme-Bouchard 
Photo: Adil Boukind Le Devoir Cédric Delorme-Bouchard 

«Lorsqu’on tombe sur une œuvre qui est faite pour nous, souvent, le déclic est instantané. » Cédric Delorme-Bouchard n’en était qu’à la troisième page des Employés, un roman de la Danoise Olga Ravn, qu’il était déjà convaincu d’avoir trouvé le matériau de son nouveau projet. Un objet qu’il désirait en continuité avec Lamelles —sa magnifique première création àtitre de metteur en scène en 2018, soit une œuvre d’images où la lumière est à la base du spectacle —, mais avec, cette fois-ci, une assise textuelle.

Il venait justement d’amorcer l’écriture de la pièce, sous la forme de monologues d’habitants d’un vaisseau spatial, lorsqu’il a eu un coup de cœur pour ce livre. « Non seulement c’était la forme que je visualisais, mais c’était aussi le type d’écriture que je voulais, sensorielle. Ravn fait beaucoup usage des sensations tactiles, olfactives. Il y a quelque chose de très poétique dans son écriture, même si on est dans un univers de science-fiction. »

Un genre dont Cédric Delorme-Bouchard s’avère un grand lecteur. « On y questionne tellement de sujets. Je trouve que la science-fiction pose un regard assez acéré sur le présent, en se permettant des libertés sur la forme, avec l’imagination. Le cinéma se l’est complètement approprié. Mais ce n’est pas un terrain où le théâtre s’aventure habituellement. Je pense que se pose la question de la représentabilité sur scène de ce qui est nommé dans ces œuvres : comment [illustrer] en concret ces mondes fabriqués ? En même temps, c’est le propre du théâtre que de créer beaucoup avec parfois bien peu. »

Les employés prend la forme d’une succession de dépositions, livrées par les travailleurs d’une entreprise intersidérale à une commission d’enquête chargée d’examiner ce qui s’est passé sur le six millième vaisseau. « C’est comme si le lecteur avait accès à un document qui vient des ressources humaines. On plonge à travers des histoires très personnelles, des souvenirs de la Terre que ces voyageurs ont laissée derrière eux, d’amours, d’enfants perdus, de rêves, de cauchemars. On passe de ces témoignages très intimes jusqu’à une crise beaucoup plus politique, qui vient faire éclater l’ordre établi. Comme on a seulement des points de vue subjectifs, c’est par les regards de chacun qu’on peut discerner un peu la forme de ce futur, qui en est un de capitalisme extrême. »

Et on comprend, au fil de ces monologues qui pénètrent dans leur psyché, que la relation se détériore entre les deux groupes qui cohabitent sur l’astronef : les humains et les ressemblants, des êtres fabriqués en laboratoire pour devenir de la main-d’œuvre. « Donc on est dans des questions d’éthique, parce que c’est un futur qui est envisageable. On le voit dans certains pays, même en Chine, où il y a des expériences qui vont très loin déjà avec la manipulation génétique. C’est surtout sur cette question que joue le roman, l’idée que ceux qui ont été créés uniquement pour le travail se retrouvent à avoir les mêmes aspirations, les mêmes désirs que nous. Ils ont beau ne pas être censés avoir d’émotions, de rêves, les ressemblants développent toutes ces choses et, au final, deviennent identiques aux humains. Mais avec un plus, parce qu’ils ont été créés pour être parfaits. Une race, donc, qui dépasse ses créateurs. »

Et pour Cédric Delorme-Bouchard, l’œuvre est traversée par la thématique de la mort. Il se réjouit d’ailleurs de présenter Les employés tout de suite après sa mise en scène d’Intérieur de Maurice Maeterlinck, à l’Usine C, un rapprochement forcé par les reports dus à la pandémie. « Que les deux se retrouvent dans la même saison, je trouve ça assez formidable. On parle de deux formes mythologiques qui questionnent lamort, mais évidemment, dans des registres complètement différents : on passe de l’ancestral au futur entre ces deux créations. »

Le prolifique concepteur de lumière et d’espace avoue avoir « une fascination pour l’invisible », pour les dimensions qui transcendent l’existence. Et le roman d’Olga Ravn pose la question de l’immortalité, de la « possibilité de l’éternité par la science, les augmentations biologiques ». Les ressemblants, eux, ne meurent réellement jamais, grâce à un téléchargement. « Ce programme, qui reste mystérieux dans le roman, est l’un des axes qu’il fallait absolument conserver dans la pièce. C’est peut-être le plus important parce que le programme devient la même chose que la religion pour nous, humains : la possibilité d’une existence qui ne se termine pas à la mort. »

Machine

 

Afin de tracer une ligne dans cette œuvre qui soulève plusieurs « questions très vastes », le créateur a travaillé avec William Durbau, sondramaturge, pour réagencer les monologues choisis. Pour l’adaptation, le texte a été enregistré en studio par 13 interprètes. « Ensuite, la composition de l’œuvre générale, c’est comme une trame cinématographique où la musique et les voix, les textes, sont filés mot à mot et note par note pour créer la trame sur laquelle va se dérouler la représentation. Et c’est une machine, d’une certaine manière, que les spectateurs vont voir s’activer devant eux, par le son et la lumière. Une machine enregistreuse très sophistiquée qui va convoquer sur scène sensations sonores, olfactives, visuelles. » Il compare le dispositif à la boîte noire d’un avion, qui « libère ce qu’elle a accumulé de manière fragmentée, mais qui nous donne la reconstitution de ce qui s’est déroulé sur le vaisseau ».

Ces enregistrements font entendre treize personnalités distinctes. « C’est là qu’on va avoir accès à beaucoup d’humanité, alors que le paysage sur scène nous plonge davantage dans le futur, par l’usage de rayons laser, hologrammes et formes qui se matérialisent dans la fumée. » Celui qui signe aussi la scénographie et les éclairages a travaillé avec une matière « qui n’est pas faite pour la scène : des lasers qu’on utiliserait plutôt en optique ou en science. Des dispositifs créés sur mesure pour le projet. »

À La Chapelle, on verra aussi Mélanie Chouinard, Jennyfer Desbiens, Myriam Foisy, Jonathan Malenfant et Alexis Trépanier, des performeurs dont Cédric Delorme-Bouchard se dit très proche et qui, pour la plupart, ont participé à ses précédentes créations. Ces interprètes porteront le vocabulaire corporel, vocabulaire que le metteur en scène s’avoue toujours réticent à nommer danse. « Mais c’est avec Danielle Lecourtois que je fais le travail de composition des corps dans l’espace. C’est une œuvre très hybride. Je suis fort heureux de voir combien tous les éléments sont soudés. C’est une machine très bien huilée qui va se déployer, empruntant autant au langage textuel qu’au corporel, scénographique et lumineux pour faire un tout. »

Un objet qui fait appel à l’imagination du spectateur : Cédric Delorme-Bouchard aime les œuvres qui constituent un défi de présentation scénique. « C’est peut-être pourquoi je suis plus souvent attiré par celles qui ne sont pas déjà des pièces de théâtre, ou alors qui posent d’énormes questions sur comment les livrer au public, ou que le cadre de la représentation est à inventer. Cela [demande] beaucoup d’énergie. Mais c’est stimulant de plonger et d’avoir l’impression chaque fois de devoir inventer une forme qui n’existe pas tout à fait. Je n’avais jamais monté une pièce où il y a du texte du début à la fin et où, pourtant, personne n’énonce un seul mot sur scène. C’est une forme très particulière pour moi, qui ne ressemble à rien d’autre, et dont je suis assez convaincu que je n’en referai pas de semblable. Une expérience unique. »

 

Les employés

Mise en scène, éclairages et scénographie : Cédric Delorme-Bouchard. Adaptation du roman d’Olga Ravn : William Durbau et Cédric Delorme-Bouchard. Coproduction Chambre noire et La Chapelle Scènes con-temporaines. À La Chapelle, du 7 au 12 avril.

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