Gabrielle Lessard et le poids du monde

« C’est une cellule de crise », lance Gabrielle Lessard à propos La blessure, sa nouvelle pièce. Trois ans après ICI, où elle explorait son rapport à Radio-Canada, la créatrice est de retour à l’Espace libre avec une comédie dramatique où les liens amoureux, amicaux et familiaux d’un groupe de femmes sont sérieusement mis à l’épreuve par la maladie, mais plus encore par l’écoanxiété dévastatrice du personnage principal.
« Je cherche toujours l’imbrication parfaite du documentaire et du poétique, explique l’autrice et metteuse en scène. Reste que, cette fois, j’ai souhaité m’engager d’une manière plus personnelle, m’aventurer sur des territoires plus intimes. Je souffre d’écoanxiété, je suis la mère d’une jeune enfant, je prends beaucoup de responsabilités individuelles et je moralise mon entourage. » Disons que les ressemblances entre la créatrice et son héroïne sont difficiles à ignorer : « D’habitude, je consulte des tonnes de livres avant d’écrire. Cette fois, je n’ai pas eu besoin de le faire parce que tout ce que la pièce met en scène se trouvait déjà en moi. »
Lucidité légendaire
La jeune trentaine, Anne (Marie-Anick Blais) est journaliste d’enquête. Elle semble toujours avoir le poids du monde sur ses épaules. Aussi enragée que terrifiée, engagée que terrifiante, elle déverse ses angoisses sur sa conjointe Josiane (Ève Duranceau), sa sœur Chloé (Lamia Benhacine), son amie Béa (Catherine Bouliane) et sa mère Manon (Monique Spaziani). « Anne, explique celle qui l’a imaginée, c’est un T. rex qui s’échappe de son enclos parce qu’il y a une panne d’électricité au Parc jurassique. Autour d’elle, personne n’ose bouger, tout le monde retient son souffle, mais elle va tout de même finir par les bouffer, toutes autant qu’elles sont. »
« Anne, toujours en train de revendiquer, affirme son amie Béa. Anne, toujours en train de foncer sans jamais rien faire à moitié. » Quand on lui apprend qu’elle a le cancer du sein, Anne réagit avec sa légendaire lucidité et décide de ne pas suivre les traitements. « Je vais me soigner, explique-t-elle. Mais pas en me faisant fourrer par le même système pourri qui m’a rendue malade. » Mère d’une petite fille, elle en vient même à regretter d’élever un enfant dans ce monde fou.
Anne fait un choix dérangeant, pour ne pas dire subversif. Elle adopteune prise de position politique, une posturecritique qui peut parfois même évoquer celle de certains conspirationnistes. « C’est une conspirationniste de gauche, n’hésite pas à affirmer Lessard. J’ai écrit la pièce avant la pandémie, mais je suis persuadée qu’Anne s’opposerait aux vaccins, tout comme elle s’oppose à la chimiothérapie. » Anne : « Le marché du cancer est hautement lucratif pour les pharmaceutiques. Des solutions alternatives existent, mais elles ne remplissent les poches de personne. C’est juste pas encore chiffré. Mais des scientifiques partout à travers le monde commencent à se prononcer. »
Débats révélateurs
Ce qui passionne tout particulièrement Gabrielle Lessard, ce sont les débats pour le moins polarisés entourant l’état de la planète : « Il y a de la fuite, du déni, de la désinformation et de la mauvaise foi, mais aussi de l’anxiété, de la culpabilité, du désespoir, et même une sorte de fatalisme. C’est troublant de voir à quel point on ne parvient pas à s’entendre, à quel point on est incapable de se rejoindre autour d’un enjeu qui est pourtant universel, l’une des rares situations qui touchent tous les êtres humains, face à laquelle personne n’est à l’abri. »
Le mur, celui qu’on est soi-disant sur le point de frapper, la créatrice pense qu’on l’a d’ores et déjà percuté et qu’à la manière de certains des personnages de Don’t Look Up (Déni cosmique), le film d’Adam McKay, on refuse tout simplement de le reconnaître. Ces débats sur l’écologie révèlent des clivages sociaux et intergénérationnels qu’il est crucial de déjouer, des disparités qui sont au cœur de la pièce. « On assiste à l’effondrement d’un château de cartes, explique la créatrice, à l’évanouissement d’une illusion, à la chute d’un système de pensée. L’arrivée du cancer dans la vie de ces cinq femmes, c’est ce qui permet à des structures apparemment solides de voler en éclats. »
Quand survient la possibilité de la mort de quelqu’un qu’on aime, qu’est-ce que ça donne d’être gestionnaire dans une boîte de publicité, avocate pour une firme spécialisée en commerce ou encore blogueuse populaire ? C’est ce choc que la pièce permet d’observer, dans une oscillation constante entre le rire et les larmes. « On les voit perdre leur emprise, décrit Gabrielle Lessard, perdre le contrôle, entrer bien malgré elles dans leur vulnérabilité, et c’est là que ça devient vraiment intéressant. »
Bientôt une pièce sur Judy Chicago
En novembre 2021, on apprenait que Gabrielle Lessard était de la première cohorte d’artistes à bénéficier du Fonds Michelle-Rossignol. Sylvain Bélanger, directeur artistique du Centre du Théâtre d’Aujourd’hui, déclarait alors : « Ces artistes s’appuient sur des sources inspirantes, traitent sans peur d’enjeux contemporains et travaillent des dramaturgies textuelles et scéniques qui nous animent et nous projettent. » Lessard s’est vue octroyer une bourse pour l’écriture de Judy, une pièce inspirée de la vie et de l’oeuvre de Judy Chicago, une artiste et activiste féministe américaine née en 1939, une précurseure de l’écoféminisme. « Je suis en train d’écrire et ça avance très bien, révèle l’autrice. C’est la première fois que j’ai le luxe de prendre autant de temps pour travailler sur un texte. Je veux rendre justice au personnage, mais aussi trouver ma place dans tout ça. Je souhaite exprimer les raisons pour lesquelles cette femme m’interpelle, pourquoi elle résonne à ce point en moi, et parvenir à canaliser tout ça dans la pièce. »