L’incroyable terrain de jeu de Sophie Desmarais

« Ce texte est comme une grosse offrande. C’est vertigineux. Le jouer prend du courage. Et j’essaie de travailler ça en moi. Je me dis que ça va me rendre plus forte [rires]. » La comédienne n’avait jamais expérimenté le défi du monologue. Elle n’en rêvait pas non plus, aimant cette « partie de tennis » que constitue l’échange de répliques avec un partenaire. Mais « dire non aurait été donner toute la place à la peur », explique celle qui se confie généreusement, dans sa loge au théâtre Prospero.
Et Sophie Desmarais n’aura jamais porté aussi longtemps une œuvre en elle. Elle a d’abord performé une version initiale de cette création du réputé dramaturge français Fabrice Melquiot à l’événement exploratoire Territoires de paroles, en 2019. La comédienne était censée mettre au monde ce « beau texte, qui fait voyager » en janvier 2020. Elle a très hâte d’enfin partager The One Dollar Story. « Je cohabite depuis ce temps avec cet immense texte dans ma tête, dans mon cœur. Il faut l’offrir, là. Je n’en peux plus d’être toute seule avec ce texte. Il est prenant. Mais ça signifie aussi que je le connais [bien]. Alors j’ai beaucoup de plaisir à m’y promener et à essayer des choses. »
L’interprète a été séduite par la langue de Melquiot, aux images poétiques, mais aussi par sa protagoniste à la fois « impertinente, impudique, touchante. Moi, j’ai souvent travaillé en subtilité, de façon contenue. Là, c’est l’éclatement total. Ça fait longtemps que je n’ai pas fait ça. C’est un terrain de jeu incroyable, ce texte. Il passe au travers d’un éventail d’états, ce qui est très intéressant à construire. Il s’agit d’une fille qui convoque des fantômes dans un espace mental, et s’en va dans toutes sortes de souvenirs. Elle [revisite] son histoire, par bribes, par flash, par les sens. C’est un récit, mais très incarné, organique. »
Troublée par une révélation sur ses origines, Jodie part en quête de sa vérité, désirant découvrir qui est son père biologique. Pour l’actrice, The One Dollar Story traite de thématiques universelles : « Perte, trahison, deuil, errance… C’est une fable émouvante. Jodie va aller loin dans la douleur, mais aussi dans son voyage, qui ouvre sur toutes sortes de choses. C’est ce qui est fort avec la pièce : elle côtoie la tragédie grecque, on dirait qu’elle débouche parfois sur une verticalité tragique. »
C’est dans l’action que Sophie Desmarais a mémorisé cette pièce qualifiée de « road trip théâtral », enregistrant la partition pour l’écouter lors de promenades pour endormir son bébé. « J’ai appris ce texte pendant des mois en marchant. On dirait qu’il demandait du mouvement. » Le récit traverse une Amérique plutôt mythique, nourrie de références artistiques, où Jodie serait même la fille de Suzanne, la Montréalaise qui a inspiré la chanson culte de Leonard Cohen… Fabulation ?
Ce qui intéresse Sophie Desmarais, c’est plutôt le regard très lucide que porte la protagoniste sur cette bohème de la fin des années 1960 et ses rêves avortés. « Il y a quelque chose qui la “dégueule” dans les utopies de cette époque. Parce qu’elle est une enfant de ça, tout défaite, déconstruite. Elle s’est élevée toute seule finalement. » Cette absence de nostalgie à propos d’une période souvent romancée offre « un point de vue intéressant, parce qu’on a beaucoup vu l’inverse. »
Intimité
Sur cette coproduction Québec-France, qu’elle ira présenter à Paris — une première pour elle — l’hiver prochain, Sophie Desmarais a vécu une heureuse rencontre avec Roland Auzet, celui qui avait précédemment monté Dans la solitude des champs de coton et Écoutez nos défaites, END au Prospero. « J’aime explorer de nouvelles choses, même si j’ai peur. Il m’emmène sur un terrain où je ne suis jamais allée. »
L’équipe avait accompli une fructueuse première étape de travail l’an dernier, sur Zoom, pandémie oblige, en vue de représentations, finalement annulées : le metteur en scène dirigeait l’actrice, filmée par quatre caméras, et les concepteurs à partir de l’Hexagone. « C’était une folie ! On ne peut pas faire du théâtre à distance. C’était vraiment dur, surtout avec ce texte très intense, très virtuose. D’être accompagnée de cette façon, c’était affreusement insécurisant. Je me sentais comme un petit rat de laboratoire. Mais en même temps, on a étonnamment bien travaillé. »
Cité dans le communiqué de presse, Auzet affirme que, pour l’interprète, il ne s’agit pas de « jouer à Jodie, mais de savoir où sont les traces de Jodie dans Sophie ». « Je travaille toujours les rôles d’une façon différente, et pour ce texte, je n’ai jamais réfléchi sur le personnage ou comment l’atteindre, confirme Sophie Desmarais. J’ai plutôt l’impression d’être instrumentalisée par l’écriture et que ça [produit] un personnage. Cela passe au travers de mon corps, de ma voix, je n’ai pas à me transformer. Jodie est colorée d’éléments de moi, mais en même temps, ce n’est pas moi non plus. Je me sens vraiment “au service de”. C’est une actrice, aussi. C’est intéressant, parce que ça vient travailler l’aspect réel de la représentation : est-elle en train de jouer quelque chose ? »
La comédienne devra également évoquer plusieurs autres personnages, sans vraiment les jouer, au fil du monologue. « Je me sens parfois dans un concerto de musique, qui va très vite, qui est très fugace. » Un travail de différenciation vocale pour lequel elle bénéficie de l’apport d’un micro.
Ce dispositif permet aussi la grande intimité dont la pièce a besoin. « D’autant plus que je suis toute seule dans un grand espace dépouillé, alors je ne peux prendre appui sur rien. Ça fait aussi que les envolées poétiques de Melquiot agissent. On a l’impression parfois d’une hypnose. Le texte crée des affects, des sensations. »
Grisant
Sophie Desmarais a refusé moult offres (même des auditions) pour créer The One Dollar Story. « Je ne fais que ça. » Elle se dit essoufflée des horaires où on tourne le jour et monte sur scène le soir. « C’est peut-être la COVID, ou le fait d’avoir eu un enfant. J’ai 35 ans. J’ai envie de me consacrer à une chose à la fois, de me concentrer. Ça rend le projet comme plus précieux. »
Et pour une actrice qui n’y joue pas si souvent, elle affiche une riche feuille de route au théâtre, marquée par des choix exigeants, « qui me challengent et me transforment comme interprète ». Du Pelléas et Mélisande monté par Christian Lapointe à Les Marguerites, pour UBU, ou Une femme à Berlin avec Brigitte Haentjens. « Le théâtre, c’est tellement prenant, explique-t-elle. C’est un engagement total, absolu. Alors, il me faut m’assurer que mon cœur, mon esprit et mon corps vont au même endroit. Sinon, on peut souffrir, au théâtre. Mais ça ne m’est pas arrivé. Je fais très attention. »
Chose certaine, avec ce nouveau spectacle, la comédienne, qui a beaucoup tourné ces dernières années, vit tout un voyage. « Il y a quelque chose de très grisant à la scène. La rencontre avec le public est un drôle de rapport : terreur et plaisir se côtoient, on passe de l’un à l’autre assez vite. Mais c’est surtout de rentrer dans une zone et de se laisser emporter. Je n’ai pas le choix d’y plonger. Saute ! Et tu verras ce qui se passe. Il y a une expérience de danger. Pour moi, mais, je pense, aussi pour les spectateurs. Ils sont dans le même jeu que moi. »
Cette crainte que l’interprète ne tombe. « Denis Marleau parle beaucoup de ça : dès le moment où ça devient trop confortable, ça ne nous intéresse plus. On aime voir le funambule, voir que le spectacle joue avec les limites de ses capacités. Roland [Auzet] essaie de m’emmener vers cette expérience, le côté plus performatif. Il y a un danger. On est vraiment dans une arène. C’est ce que j’aime aussi du théâtre : c’est puissamment archaïque. Et c’est extraordinaire que ça existe toujours. »