«Quand nous nous serons suffisamment torturés»: duel entre interprètes d’exception

Ce qui frappe lorsque Christian Lapointe monte Martin Crimp, outre la liberté et l’éclatement des conventions scéniques, c’est l’humour, la dérision qui imprègne l’univers du dramaturge britannique. L’auteur des pièces Dans la République du bonheur et Le reste vous le connaissez par le cinéma a une façon grinçante de mettre à nu, de décaper le monde et les rapports sociaux, plus spécifiquement ici ses mécanismes de domination.
Quand nous nous serons suffisamment torturés est sous-titré « Douze variations sur Pamela de Samuel Richardson ». Le roman à scandale du XVIIIe siècle sert d’assise à l’œuvre, plus complexe que ce qu’annonce sa très dérangeante situation de départ : l’affirmation de l’indélogeable suprématie de la puissance masculine par un homme qui a kidnappé et enfermé une femme qu’il veut épouser. La pièce donne lieu à une succession de scènes qui sont souvent autant de jeux de rôles mouvants, trahissant la primauté du pouvoir au cœur des relations. Des enjeux touchant aussi à l’inégalité des classes sociales, à travers le personnage de la gouvernante complice (excellente Lise Castonguay). Le résultat est provocant, déstabilisant.
Martin Crimp y remet notamment en question notre capacité à nous exprimer et à agir vraiment librement, en dehors des rôles genrés que construit la société. L’Homme dicte souvent sa partition à la Femme. Et les deux personnages se jouent parfois l’un l’autre, inversant, et donc remettant en question, les rôles masculin et féminin. Le spectacle illustre aussi cela à travers les mannequins représentant deux personnages secondaires. Ainsi cette marionnette, que l’adolescente incarnée par Laura Côté-Bilodeau active et fait parler.
Christian Lapointe a installé la pièce dans un terrain de jeu évoquant un plateau de cinéma — une scénographie éloquente de Claire Renaud. La présence d’une caméra sur scène fait de ce duo antagoniste un réalisateur et une comédienne — un écho à un milieu qui n’a pas été épargné par les dénonciations d’abus. L’ajout de cette fiction augmente toutefois du même coup les niveaux et les couches de représentation, et l’effet de distanciation, au sein d’une pièce où tout semble déjà médiatisé.
Le spectacle au Prospero offre également une première rencontre entre deux virtuoses du théâtre. C’est une occasion immanquable d’admirer Céline Bonnier et Emmanuel Schwartz dans tous leurs états, déployant différents tons et registres de jeu, du dérisoire à la cruauté jusqu’au faux apaisement de la scène finale, qui cache l’hostilité sous sa situation d’une apparente banalité. Une formidable partition pour des interprètes qui y engagent totalement leur audace, leur forte présence, leur maîtrise.