Christian Lapointe à voix haute

Le metteur en scène Christian Lapointe
Valérian Mazataud Le Devoir Le metteur en scène Christian Lapointe

Au cours des vingt dernières années, Christian Lapointe a signé près de trente mises en scène sans jamais faire deux fois la même chose. Du symbolisme au minimalisme, de William Butler Yeats à Mathieu Arsenault, de la forme courte à l’œuvre marathon, de la pièce chorale à la représentation sans aucun acteur, le créateur a toujours su se réinventer, et ce, bien avant la pandémie.

Ces jours-ci, en mettant en scène Quand nous nous serons suffisamment torturés au théâtre Prospero, le directeur artistique de la compagnie Carte blanche renoue avec Martin Crimp, un auteur britannique qui aborde depuis quatre décennies la violence des sociétés occidentales contemporaines avec une vive cruauté rehaussée d’un humour grinçant à souhait. « Chez Crimp, explique Lapointe, il n’y a pas de retard entre la pensée et la parole. Comme si les personnages étaient constamment en remue-méninges, ils pensent à voix haute et au présent. Le dramaturge donne ainsi à entendre, pour ne pas dire à voir, l’écriture qui se fait. »

Christian Lapointe signe chaque fois, en plus de la mise en scène, la traduction québécoise des pièces de l’auteur britannique. « J’ai l’impression d’habiter dans l’œuvre de Crimp, explique-t-il. Comprenez-moi bien, ce n’est pas un maître à penser, c’est un de mes contemporains, un artiste avec qui j’ai un dialogue, une écriture avec laquelle je suis en relation, envers laquelle j’ai une forme d’engagement. Depuis dix ans, je travaille aussi ses pièces avec les jeunes dans les écoles. Son théâtre est devenu pour moi une maison éphémère avec une cosmogonie de personnages qui me sont familiers. »

Après Dans la République du bonheur (2015) et Le reste vous le connaissez par le cinéma (2018), le metteur en scène se mesure maintenant à Quand nous nous serons suffisamment torturés, une pièce créée à Londres en 2019. Présenté en coproduction avec le Groupe de la Veillée, le spectacle de Christian Lapointe met en vedette Céline Bonnier et Emmanuel Schwartz, mais aussi Lise Castonguay et Laura Côté-Bilodeau, dans une suite de transactions cruelles inspirées de Pamela ou la vertu récompensée de Samuel Richardson (1740), un roman britannique dont on dit qu’il a ouvert la voie aux Liaisons dangereuses de Laclos (1782) et à Justine ou les malheurs de la vertu de Sade (1791).

Mise en garde

 

« Veuillez noter que cette pièce abordede nombreux sujets qui pourraient être offensants pour certaines personnes. » Cette mise en garde, ou « traumavertissement », apparaît sur le site Internet du Prospero et sera probablement reproduite aussi dans le programme de la soirée. « C’est une pièce très dure, reconnaît Lapointe. Elle malmène d’abord les artistes, elle les expose, elle présente d’importantes difficultés parce qu’elle pose de grandes questions sur notre temps, parce qu’elle traite de sujets qui sont terriblement délicats. Il y a ensuite un jeu de miroirs, une manière de renvoyer au public son propre reflet, un dispositif qui est selon moi le fondement du théâtre : donner à voir le monde par une loupe grossissante. »

Il est question d’un homme qui procède à un rapt et à une séquestration dans le but de contraindre une femme au mariage, notamment en lui proposant de l’argent. « C’est brutal, reconnaît Lapointe, mais beaucoup moins que la société qui se trouve à l’extérieur du théâtre. Appréhender cette violence sur scène, c’est ce qui nous permet ensuite de mieux la débusquer dans la vie quotidienne. Cela dit, si les gens ont peur de se faire abîmer, il ne faut pas qu’ils viennent. Non seulement je comprends cette réaction, mais je la respecte complètement. »

Variation sur le thème de la séquestration « amoureuse » — on pense à Misery de Stephen King ou encore à My Absolute Darling de Gabriel Tallent —, la pièce met en relief les rapports de domination qui persistent dans nos fictions comme dans nos sociétés contemporaines (genre, race, classe, etc.). « La force de Crimp, estime Lapointe, c’est d’exposer les rapports de domination en procédant à des revirements, à des renversements, à un échange constant des rôles du bourreau et de la victime, de l’homme et de la femme, du patron et de l’employé, de l’enfant et de l’adulte… Tout cela dans le but de montrer de façon éloquente d’où vient la normalisation de la culture du rapt et du viol dans nos sociétés. »

Multiplier les points de vue

 

Contrairement à 365 jours, le film de la Polonaise Barbara Bialowas qui a suscité la controverse en 2020 à cause de la manière dont il met en scène la séquestration et le viol de son personnage principal, le texte de Crimp ne se contente pas de décrire le réel, il le dénonce, le met en procès. « Le Britannique scrute son propre point de vue d’auteur masculin, explique Lapointe. Ne pouvant s’extirper de celui-ci, il le met en jeu, en question. L’essentiel réside ici dans la langue, dans la mise en mots. L’écriture, le geste subversif d’écrire, occupe d’ailleurs une place cruciale dans la pièce. »

Dans son éloquent « mot du metteur en scène », Christian Lapointe formule à ce sujet des questions d’une actualité criante : « Est-ce qu’une personne blanche peut faire parler — choisir les mots pour — un personnage venant d’une minorité visible ? Une personne hétérosexuelle — un scénariste pour la télé, par exemple — peut-elle faire parler des personnages homosexuels ? Une personne genrée peut-elle faire parler — écrire pour — un personnage non genré ? Un auteur masculin peut-il — encore aujourd’hui — faire parler un personnage féminin ? »

Le duel entre Céline Bonnier et Emmanuel Schwartz, deux bêtes de scène qui, en plus de n’avoir jamais travaillé avec l’homme de théâtre, n’avaient jamais partagé une même scène, Christian Lapointe a choisi de le camper sur un plateau de cinéma. « C’est une manière d’épouser le caractère métathéâtral de l’œuvre, explique-t-il. Je souhaitais introduire une fiction dans la fiction, déployer une trame cachée, faire en sorte que le rapt dont il est question dans la pièce trouve un écho dans la relation qui peut s’établir entre un réalisateur et une actrice. »

Une « mise en jeu » qui fait bien entendu allusion aux abus et aux agressions qui ont été commis et qui continuent de se commettre dans les coulisses du cinéma, de la télévision et du théâtre. « Il y a beaucoup de bienveillance dans ces milieux de travail, précise Lapointe, mais il y a aussi une violence qu’il faut montrer, qu’il faut dénoncer, en somme, une tyrannie qui n’a plus sa place. »

Nous sommes de garde

Au moment où les théâtres du Québec rouvrent, revivent et retrouvent leur place essentielle au sein de la cité, Christian Lapointe affirme :

 

Nous sommes de garde

 

Lumière du phare

 

Inextinguible

 

Essentiel miroir du monde

 

Garde-fou et révélateur

 

Au devoir ancestral

 

Nous sommes de garde

 

Solidaires mais responsables

 

De veiller au grain

 

Pour donner à voir

 

À la loupe grossissante

 

De biais ou à l’envers

 

La beauté et les travers

 

D’un monde qui déraille

 

Mais qui ô combien nous est cher

 

Nous sommes de garde

 

Et plus jamais nous ne laisserons

 

Notre lumière s’éteindre

 

Car tenez-vous-le pour dit

 

Nous sommes de garde

 

Depuis hier, encore aujourd’hui

 

Et certainement demain

 

Mais à jamais aussi

 

Nous sommes de garde

 

Ni amer ni grave

 

L’oeil affûté

 

L’oreille dressée

 

Nous sommes de garde

 

Et promettons de le rester

 

Solennellement

 

Et pour l’éternité


Quand nous nous serons suffisamment torturés

Texte : Martin Crimp. Traduction et mise en scène : Christian Lapointe. Une coproduction du Groupe de la Veillée et de Carte blanche. Au théâtre Prospero du 15 février au 5 mars.



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