Ce que le capitalisme et la culture du viol font à nos corps

Il est rare qu’on doive, comme journaliste, revisiter une entrevue faite un an plus tôt. Mais peu après notre entretien initial avec Solène Paré et Ève Pressault, La brèche avait dû être reportée en raison du reconfinement des salles de spectacle. Une nouvelle conversation avec la première est venue valider ou rafraîchir sa vision de la pièce finalement créée à Espace Go.
Pour Solène Paré, l’année écoulée aura surtout réaffirmé l’importance du théâtre et renforcé sa conviction de la pertinence de cette pièce qui aborde des notions au « fort impact social » (consentement, dignité). « La pandémie a certainement confirmé la nécessité des prises de parole féministes sans compromis. On en est à quoi, au Québec ? Un quatorzième féminicide. Ce sont les femmes, en fait, qui ont payé le prix de la pandémie. Je pense aux infirmières, aux mères. »
Et cette période d’intense lecture, en l’absence de théâtre, a réitéré « qu’on se construit par les histoires. Que ces histoires soient tirées de textes sacrés, de romans, de séries télé, de faits réels, la façon dont on se raconte le monde nous façonne à notre tour. Si je mets les femmes au centre de la scène, c’est pour apporter un regard lucide, mais aussi porteur d’une certaine utopie, donc d’un désir de transformation sociale ».
La metteuse en scène des Louves s’intéresse à nouveau au texte d’une Américaine contemporaine, Naomi Wallace, peu connue ici (Chants libres a présenté en 2016 l’opéra The Trials of Patricia Isasa, dont elle a écrit le livret), mais dont la pièce Une puce, épargnez-la est entrée au répertoire de la Comédie-Française en 2009, faisant d’elle la seule États-Unienne ainsi distinguée après Tennessee Williams.
La pièce parle de comment, en tant que société, on construit des inégalités d’une façon hyper-banale
Le corps social
« Ce qui m’intéresse tant dans le travail de Naomi Wallace, c’est qu’elle part du corps des personnages pour parler du corps social, disait Solène Paré en octobre 2020. C’est tellement bien fait. À travers quatre personnages seulement, elle traite de différences de classes et de genres, de comment on parle du corps des femmes différemment. Ces inégalités-là sont condensées dans sa fable. »
La brèche déroule donc une « histoire de domination entre les classes et entre les genres », incarnée par des adolescents du Kentucky, trois garçons et une fille, engagés en 1977 dans des jeux d’une « cruauté inconséquente » où ils « testent les limites de leur pouvoir social et sexuel ». Jusqu’à l’événement charnière qui marque le 17e anniversaire de Jude. Lors de retrouvailles entre les amis, 14 ans plus tard, cet acte est enfin révélé dans toute sa dérangeante transgression.
Aînée et soutien d’une famille appauvrie par la mort du père, Jude a été « forcée de prendre des décisions dont elle ne mesure pas du tout l’ampleur des conséquences », expliquait Ève Pressault, qui joue la version adulte du personnage.
Pour la comédienne, cette femme pleine d’aplomb, qui porte une grande force et une grande résilience, comporte une dimension fort intéressante. « Elle prend une décision par rapport aux événements. Elle choisit d’être dans une posture non victimaire. Mais au fond, ce qu’on découvre à travers ce personnage fort, qui organise un peu les événements de sa vie dans une structure qui la conforte, c’est qu’on a beau vouloir arranger la réalité, une agression, ça s’inscrit profondément en nous. Et c’est complexe. »
Cette exploration de zones grises et ce caractère non moraliste font la beauté du texte, selon l’actrice. « On voit chaque personnage sous toutes sortes d’angles. Je pense qu’on sort avec beaucoup de questionnements et que ça témoigne de la complexité de ces rapports de force. »
Entre deux époques
La metteuse en scène a choisi de situer la pièce dans la tête de Jude. La scénographie, aux « angles légèrement tronqués » reflétant le flou de la mémoire, illustre cet espace mental. « Je trouvais important que ce soit elle qui porte l’histoire, pour lui donner le plus d’agentivité possible, de pouvoir. Et c’est intéressant qu’elle nous raconte son histoire, parce qu’on met souvent les victimes dans le même panier, comme s’il y avait deux seules réponses au viol : la victime qui pleure et dont la vie a été brisée ou la grande vengeresse à la Kill Bill de [Quentin] Tarantino, qui doit tuer son agresseur. Ce sont souvent des personnages décrits par des hommes. Et moi, je suis bien d’accord avec [l’écrivaine] Virginie Despentes qui dit qu’il y a plus d’une façon de se remettre de cet événement-là. »
Dans la pièce, ni la protagoniste sans tabou ni les jeunes agresseurs ne correspondent aux clichés attendus. Le récit expose plutôt le système, « les dynamiques qu’on crée comme société ». L’alternance du récit entre deux époques permet d’avoir accès aux fondations des personnages, jeunes, et de mesurer ce qu’ils sont devenus, comment la vie et les répercussions de leurs décisions passées les ont construits. Pour Naomi Wallace, il est d’ailleurs important qu’un même personnage soit joué par deux interprètes différents, pour marquer le changement, indique Solène Paré, qui dirige donc sept interprètes. « Ces adolescents ont l’impression de tous aller au même endroit. Alors que, 14 ans plus tard, on voit bien que le système en a brisé quelques-uns. On voit très clairement dans La brèche ce que le capitalisme et la culture du viol font à nos corps. »
La créatrice qualifie la pièce de « spectacle de dévoilement », où l’intrigue se construit peu à peu, où « le spectateur pense parfois avoir une avance sur les personnages, jusqu’à ce que finalement, non, il apprenne une autre information ».
Ève Pressault parle d’un processus intéressant où la distribution a d’abord répété avec les personnages de la même temporalité. « Et je pense que le spectacle a [franchi une autre étape] lorsqu’on a vu le travail des autres. La pièce est tellement bien construite. Même si ça se passe en deux temps, la scène précédente est vraiment une nourriture essentielle pour la seconde. »
Cruauté
Et ce n’est pas un hasard si Solène Paré retrouve ici son interprète de Quartett, une complice depuis le début. Une comédienne au « bagage de tragédienne », capable de donner à Jude toute sa puissance et de porter les « partitions corporelles très précises » que la metteuse en scène aime. « Et c’est fou à quel point Jude me fait penser, d’une autre façon, au personnage de Merteuil dans Quartett, pour son côté déraisonnable, son orgueil, sa dissidence. »
La brèche contient aussi de la cruauté, un concept qui fascine toujours Solène Paré. « La pièce parle de comment, en tant que société, on construit des inégalités d’une façon hyperbanale. Une situation en entraîne une autre, et il y a un lent glissement vers quelque chose d’hypercruel et de très accepté socialement. »
L’autrice précède d’ailleurs sa pièce d’une indication scénique frappante : « personne ne pleure dans cette histoire ». Pour Ève Pressault, cette consigne incite à gérer la marée émotive. « Il n’y a pas d’épanchement. Ce spectacle contient beaucoup d’émotions, mais on ne se vautre pas dans notre état. Il y a une combativité chez les personnages. »
« Ne pas s’épancher à outrance, c’est laisser le public recevoir le spectacle, ajoute Solène Paré. Parce que ce qui est troublant dans cette pièce, c’est qu’on se rend compte à quel point les personnages ne savent pas dans quoi ils s’embarquent. C’est une machine qui va avoir raison d’eux. On sent la tragédie sous le couvert du réalisme. Et si on suit vraiment le rythme qu’impose le texte, avec des dialogues assez serrés et des temps judicieusement placés, ça devient intéressant parce qu’on digère tout juste une information difficile, qu’on nous sert déjà une blague. C’est une espèce de palimpseste d’impressions, de couches de sens, qui crée un malaise. L’autrice nous amène dans des zones de l’esprit où le rire et la terreur se tiennent par la main. C’est captivant. »