Une conversation avec Denis Marleau

Prenant prétexte de nouvelles nominations à l’Ordre des arts et des lettres du Québec, Le Devoir vous invite dans l’imaginaire d’artistes dont le travail exemplaire fait rayonner la culture d’ici. Troisième d’une série de six textes.
« Si l’art n’est pas une utopie, ça ne m’intéresse pas », affirme Denis Marleau. Depuis quarante ans, le public lui doit une cinquantaine de spectacles. Son engagement envers le théâtre n’a pas changé. « On essaye toujours de rencontrer plus grand que soi. » Et forcément, cet autre s’avère souvent plus complexe… « Pour jouer une œuvre, il faut entrer dedans, l’approfondir, entretenir avec elle une vraie conversation. » Tout est conversation au théâtre, répète le metteur en scène, à l’heure où l’État québécois lui décerne le titre de Compagnon des arts et des lettres.
Le théâtre continue d’être, pour lui, une expérience unique qui demande, entre la scène et le spectateur, un rapport de proximité. L’idée, répandue, selon laquelle tout peut être relayé par la magie du Web le consterne. « Il y a beaucoup de pression pour qu’on avance dans ça. » Il le regrette vivement. « C’est une maladie ! » Que tout puisse être animé par Web est entré dans « la culture établie ». C’est bien « là où l’on voit que la culture travaille contre l’art ». Penser qu’on va amener l’expérience théâtrale au foyer de cette façon lui apparaît insensé. « On sait très bien ce qui va se passer : quelqu’un va ouvrir son iPad et, au bout de 10 ou 15 minutes, va l’éteindre parce que, la plupart du temps, c’est insupportable. » Pourquoi ? Parce que le théâtre est forcément absent de cette mise à plat, sa grandeur se situant dans une autre dimension.
Au théâtre, il y a la nécessité d’« une respiration d’un spectateur à ses côtés et aussi la sienne, pour entendre les silences, entendre les apnées quand la salle est interdite devant la beauté d’un geste théâtral ». L’idée que la démocratisation du théâtre puisse passer par le Web, explique Denis Marleau, est une fumisterie propagée à l’heure de la pensée comptable.
La maladie du tout au numérique le désespère. « Ce sont des absurdités ! On ne va pas demander à un danseur de butô de faire de la nouvelle technologie ! Ce danseur existe et respire de manière artistique sans avoir besoin de recourir à ces instruments, à ces outils. L’art existe, en tant que tel ! » Que certains aient recours au Web, tant mieux. Reste que « ce n’est pas tout le monde qui sait faire ça et, surtout, qui doit faire ça ! ».
« On se lance dans le numérique à corps perdu. » Une bien pauvre façon de suppléer à ce qui lui apparaît relever d’abord d’une incapacité à lire les œuvres, à engager une conversation avec elles.
Autrement dit, « nous sommes en un temps de glissements de terrain ». « Pourquoi la pensée comptable devient-elle de plus en plus importante, même dans le domaine de la culture, même dans les organismes comme les conseils des arts ? » Les subventions ressemblent de plus en plus à des plans d’affaires, note-t-il. « Pourquoi y a-t-il de moins en moins de contenus artistiques à défendre, à débattre, à exposer dans les demandes de subvention ? » Il constate qu’il n’y a personne, au sein des différents conseils des arts, qui entre en relation avec les directeurs, les metteurs en scène, les compagnies « pour simplement établir une conversation, pour voir ». Il faudrait sur tout cela l’attention d’une pensée partagée. « Il n’y en a pas en ce moment. On décide. On décrète. »
Pourquoi la pensée comptable devient-elle de plus en plus importante, même dans le domaine de la culture, même dans les organismes comme les conseils des arts ?
Le théâtre de Denis Marleau a été vu sur trois continents. « Quand je me suis promené en Europe, j’ai vu des intercesseurs. Moi, en tant que Québécois, des gens du ministère de la Culture en France sont venus m’interroger sur ma pratique pour converser et peut-être même envisager des plans pour moi. » Cette conversation avec les artistes s’avère plus que jamais nécessaire, soutient Marleau. Mais elle n’existe pas chez nous, regrette-t-il. « Il y a maintenant une pensée comptable qui est partout, pour ne pas dire une pensée mercantile. »
Au service du théâtre
Radio-Canada jouait un rôle important pour l’accessibilité à la culture, note Denis Marleau, notamment « à travers les expériences théâtrales ». Il rappelle qu’un Paul Blouin ou un Jean-Paul Fugère réalisaient des téléthéâtres de grande qualité. « Ils le faisaient souvent à partir d’une pièce. Je pense à Des souris et des hommes, qui a tant marqué l’imaginaire de Québécois. » Il a vu Blouin travailler. « Il y avait une pensée artistique. Il y avait une vraie réflexion dramaturgique. C’était du direct, souvent, mais, même quand ce n’était plus le cas, il avait une construction, assez près du cinéma. » Autrement dit, il ne s’agissait pas d’une simple mise à plat à l’écran. Bien autre chose en tout cas qu’une réduction au format de la webdiffusion. « Ça n’a rien à voir. »
Le service public devrait à son sens réfléchir aux enjeux de la démocratisation de la culture, croit le metteur en scène. Mais « ça ne les intéresse pas, pour dire les choses comme elles sont ».
À voir en vidéo
Il se demande en outre comment on a pu faire fi du théâtre à la radio, de la place qu’il peut jouer. « J’ai toujours eu une passion pour le théâtre radiophonique. Claude Gauvreau, Françoise Loranger, Samuel Beckett, Pinter, Tardieu ont tous écrit pour la radio ! J’ai toujours ce projet d’amener la production de ces œuvres radiophoniques. Mais il faut trouver le diffuseur… »
À la radio publique, Denis Marleau se souvient, dans ses années de formation, s’être passionné pour les émissions de Maryvonne Kendergi. « Radio-Canada, c’était très important. » Il garde en mémoire des entrevues avec Jean Vilar, Igor Stravinski et d’autres grandes figures qui auront contribué à susciter son appétit pour la culture. Pas de nostalgie chez lui, mais l’affirmation de ce même appétit désormais inassouvi.
Lire pour faire entendre
« C’est l’écriture des autres qui me passionne. J’aime entrer dans des territoires qui me sont complètement inconnus et qui me paraissent telle une forêt vierge dans laquelle il y a des éclaircies, des choses qui apparaissent, des strates de sens, une poétique qui se dégage tout à coup et qui doit se transmettre chez l’acteur, qui doit s’exhiber pour le spectateur. »
L’exploration d’une langue étrangère, qui est celle de l’écrivain, le fascine, comme le défi que représente monter sur scène Laurent Gaudé. « C’est une langue, Laurent Gaudé. Il ne parle pas comme je parle. Il n’écrit pas comme j’écris. Et c’est passionnant de rencontrer cet univers. »
Denis Marleau a fréquenté pour la scène les œuvres d’Italo Calvino, Raymond Queneau, Alfred Jarry, Gaétan Soucy, Normand Chaurette, Pierre Perrault, Thomas Bernhard, Elfriede Jelinek, Antonio Tabucchi, Fernando Pessoa, Georg Büchner…
Il aime ce qui échappe à la simple lecture. « Il y a des auteurs qui sont dans le fantomal, qui savent faire parler les fantômes. Ceux-là, j’aime bien les rencontrer. Ça m’oblige à développer des solutions imaginaires, à créer des formes, pour faire entendre leur langue au mieux. »
Denis Marleau voudrait pouvoir monter un Tchekhov, traduit par son ami André Markowicz. Il y pense depuis quelques années. « Je cherche le moment propice pour le faire. » Ce n’est pas toujours simple, explique-t-il, parce qu’UBU, sa compagnie, reste volontairement petite. « UBU a besoin de se relier à des partenaires de production. Il faut, d’une certaine façon, convaincre, et c’est peut-être la chose qui m’intéresse le moins au monde ! Je voudrais que justement que ça passe par le geste de l’évidence, par le geste de la création. »
Les aveugles, sa mise en scène de la pièce de Maurice Maeterlinck, a été jouée à ce jour à plus de 800 reprises. Elle a fait le tour du monde. « En faisant Maeterlinck, on a eu l’impression d’être confronté à l’essentiel, l’impression de se laisser imprégner par une psyché qui se verbalise finalement. »
Lire, c’est entendre et regarder, répète-t-il. « C’est éprouver la sonorité des mots, leur qualité, comment ils s’enchaînent les uns par rapport aux autres, comment ils finissent par créer, véritablement, une musique. » Pour lire, qui est la base de tout, il faut travailler fort. Par exemple, si on veut entendre la musique d’Elfriede Jelinek, explique Denis Marleau, il faut produire de grands efforts. « Il y a plein de strates, d’emprunts, de citations. C’est d’une complexité inouïe. Mais un moment donné, tout s’éclaire. Avec Sylvie Léonard, je me souviens des Drames de princesses. Au début, on ne comprenait rien… Puis c’est devenu d’une clarté, d’une limpidité ! » Il faut être prêt à une grande intensité, au nom de cette conversation parfois difficile avec les auteurs, dit Denis Marleau. Au théâtre, « tout est convoqué ».