«Dans le nuage»: plier le temps d’un simple geste artistique

Cinq années après avoir créé Siri, un dialogue avec l’intelligence artificielle, Maxime Carbonneau et Laurence Dauphinais récidivent au Festival TransAmériques (FTA) en entraînant à nouveau le théâtre d’ici dans des territoires inexplorés. « Très complémentaires », les artistes ont noué une fructueuse collaboration, qui leur permet de creuser des obsessions communes, notamment la technologie.
Avec Dans le nuage, le codirecteur et l’artiste associée de La Messe Basse —une compagnie qui reprend aussi Aalaapi au FTA — se sont intéressés au Golden Record. Ce disque que la NASA, à l’initiative de l’astrophysicien Carl Sagan, a attaché aux sondes spatiales Voyager lors de leur lancement en 1977, et où est gravé ce qui se veut un condensé de l’humanité. Une sélection de salutations multilingues, d’images et de sons pourprésenter notre planète à d’éventuelles vies extraterrestres.
« Cette aventure nous plonge dans une drôle de temporalité, remarque Maxime Carbonneau. Elle est tournée vers le futur, puisque c’est un message qui sera capté dans des millions d’années, peut-être. Et c’est un geste du passé, mais dans lequel on n’a pas le choix de se reconnaître au présent puisque ce message va parler au nom de l’humanité pour l’éternité. Même après notre disparition, il va témoigner de l’existence de notre espèce dans le cosmos. Alors c’est un geste artistique qui plie le temps, qui crée un pont entre le futur, tous les présents et 1977. On essaie de témoigner de ça dans le spectacle, à travers différents niveaux. Les acteurs se présentent tels qu’ils sont au début. Ils sont ces êtres de 2021 qui en écoutant le Golden Record, se posent les mêmes questions que le comité de l’époque. »
En bref : comment nous définir ? « Pour nous, le spectacle est un grand hommage à l’humanité, explique Laurence Dauphinais. C’était l’un de nos points de départ : on sentait une grosse détestation des humains envers eux-mêmes. La crise climatique, les conflits, la polarisation, etc. : on a l’impression qu’on a tout échoué. On entend beaucoup que nous sommes une espèce toxique. Et on avait envie de montrer toute la beauté de l’humain dans un spectacle. C’est ce que le Golden Record fait : il va chercher ce qu’on a de plus beau. Il élimine aussi des choses problématiques. » Cette vision idéalisée excluait la violence, la guerre… et la religion.
Et avec la soudaine conscience de notre vulnérabilité, la période que nous traversons apporte un écho particulier à la pièce, croit son complice. « La pandémie nous a mis dans un état de fragilité d’espèce qui va nécessairement teinter notre façon d’observer cette aventure-là. Et c’est là où le pont est intéressant : le Golden Record a été construit dans un contexte de guerre froide, où on avait peur qu’une guerre nucléaire nous anéantisse. Alors ce qui a été envoyé est une trace de survie aussi. Parce qu’il y avait cette peur de disparaître. »
Interagir
Qualifié de première mouture, parce qu’il s’agit d’une version pandémique distanciée, Dans le nuage comporte deux parties. D’abord une expérience interactive en ligne, auquel le public est convié à participer avant la représentation. Une sorte de prologue pour placer tous les spectateurs au même niveau de connaissances sur le récit initial. Mais on leur demande aussi de se positionner face à certaines musiques et images contenues sur le Golden Record original, puis de s’avancer : quel legs voudraient-ils, eux, transmettre à l’univers ?
Contrairement au Golden Record sur le Voyager — un engin prévu pour durer cinq milliards d’années ! —, ceux créés ainsi par la pièce se veulent éphémères. « On utilise le médium le plus éphémère qu’est le théâtre pour communiquer cette aventure éternelle, expose Maxime Carbonneau. On voulait que chaque soir soit un peu différent, et qu’il y ait un rapport intime construit avec le public, qui appartienne juste à cette représentation. Que le public sente qu’il fait aussi partie de cette aventure, d’une certaine façon. C’est un peu le pari de ce projet : de créer des microcapsules temporelles qui vont juste exister dans la mémoire des spectateurs. »
En 1977, six Américains blancs ont choisi le contenu de cette carte de visite spatiale de l’espèce humaine. Mais comment présenter une seule perspective, de nos jours ? « Il y aura toujours des angles morts, répond le créateur. Ce disque, c’était “comment on résume l’humanité en 90 minutes ?” C’est sûr qu’on oublie des nations, des courants musicaux. Il n’y a aucun moyen de représenter l’humanité dans toute sa diversité. Sauf qu’il y a quand même une grande beauté dans l’acte de projection. »
À l’écoute de l’enregistrement (« une maison de disques a décidé en 2017 de sortir un coffret avec des vinyles »), certains des morceaux musicaux qui ont le plus émotivement résonné auprès des interprètes provenaient de cultures leur étant totalement étrangères. « Notre époque gagnerait à être capable de se projeter dans ce qui n’est pas nous, dans ce qui n’est pas la représentation de l’individu tel quel. »
« Mais on pense que ce serait impossible de faire un Golden Record aujourd’hui, ajoute sa comparse. On estime que ç’a été possible parce que c’était durant une très petite fenêtre de temps, où il y a eu la rencontre entre l’avancement de la technologie avec une forme de naïveté, où six personnes avaient le droit de parler au nom de l’humanité. » L’heure n’est plus au consensus. Et ce ne serait plus pensable, juge-t-elle, que la NASA invite trois artistes à se joindre à un comité.
Communiquer
Maxime Carbonneau souligne que la division entre la science et les arts est « très contemporaine. Une musicologue venue discuter du disque avec nous rappelait qu’en Grèce antique la musique faisait partie des sciences. On a séparé les secteurs. Depuis quelques années, on essaie de réconcilier les deux. Beaucoup de scientifiques qu’on a rencontrés ont des démarches similaires aux nôtres. Et le Golden Record, en fait, ce sont les arts et les sciences qui se rencontrent. »
Et si le théâtre aborde peu les sujets scientifiques, le duo blâme la crainte répandue de ne pas être accessible. « Les diffuseurs, et j’inclus la télé, ont en général un problème avec l’exigence, déplore le metteur en scène. On a peur d’être exigeants envers les spectateurs, de les mettre dans une situation où ils sont face à leur ignorance. Mais c’est super, parce qu’alors on a envie d’apprendre. »
Récemment, les deux créateurs ont proposé un projet de télésérie à « un réseau qu’on ne nommera pas ». « Et c’était exactement ça le discours, rapporte Laurence Dauphinais : “Mon Dieu, ça se passe dans une université, c’est bien trop intellectualisant, on va perdre les gens…” On ne peut pas se sortir du poste de police, de l’hôpital. Ça n’a pas de sens, ce n’est pas ça, la société. Il y a plein d’autres choses qui se passent. »
Et pour elle, tout dépend de la façon dont on communique la matière. Après tout, ce qui a fini par les attirer eux-mêmes dans cet événement scientifique, c’est l’angle humain : les fascinantes relations interpersonnelles qu’ont nouées les membres du comité. « Ce qui est intéressant, c’est de se poser la question : comment peut-on accrocher le spectateur et lui apporter de nouvelles notions, sans qu’il se sente idiot ? Moi je trouve que c’est le plus beau défi. C’est très excitant de parler de choses que les gens vont qualifier de nichées, mais de chercher la manière d’y entrer et de l’humaniser. Et on trouve différents moyens de parler à différents types de publics. »