Libérer la parole

L’objectif de l’atelier était de nourrir l’écriture de Nathalie Doummar (à gauche), «qu’elle ait des personnages en tête, indique sa complice, la metteuse en scène Marie-Ève Milot. Avoir une multiplicité de voix pour un personnage lui donne de la matière. Et il s’agit aussi de créer des rencontres».
Photo: Marie-France Coallier Le Devoir L’objectif de l’atelier était de nourrir l’écriture de Nathalie Doummar (à gauche), «qu’elle ait des personnages en tête, indique sa complice, la metteuse en scène Marie-Ève Milot. Avoir une multiplicité de voix pour un personnage lui donne de la matière. Et il s’agit aussi de créer des rencontres».

« C’est la première pièce que j’ai voulu écrire dans ma vie, il y a dix ans, annonce d’emblée Nathalie Doummar aux douze comédiennes réunies dans une salle de répétitions de la Place des Arts. Et là, j’ai des visages, c’est en train de se concrétiser. » Pour élaborer sa future création, l’autrice (Coco, Sissi, L’amour est un dumpling) en résidence à la compagnie Jean-Duceppe dispose en effet d’une précieuse aide : l’inspiration fournie par les participantes à un laboratoire dramaturgique.

Pour ce laboratoire de création — le quatrième chez Duceppe en cette année pandémique — , l’équipe de Mama (titre de travail) avait lancé un appel afin de recruter des actrices d’ascendance nord-africaine et moyen-orientale. Plus d’une vingtaine d’entre elles participeront aux séances de travail de trois heures, lisant des scènes de la pièce en cours d’écriture et discutant ses thématiques. Un processus où toutes les interprètes peuvent incarner tour à tour chaque personnage, sans égard à leur âge.

L’objectif de l’atelier était de nourrir l’écriture de Nathalie Doummar, « qu’elle ait des personnages en tête, indique sa complice, la metteuse en scène Marie-Ève Milot. Avoir une multiplicité de voix pour un personnage lui donne de la matière. Et il s’agit aussi de créer des rencontres. À la base, on voulait créer un espace pour libérer la parole ». Les deux artistes savourent cette possibilité d’investir du temps, ce contexte de création affranchi, comme dit Milot, des « diktats de la production ». « On a de très beaux échanges. Il y a eu des partages. C’est précieux. Souvent [au théâtre], on va répéter dans un temps donné, on a 110 heures, faut que ça rentre. On parle, mais pas trop longtemps. Alors que là, c’est de la grande liberté. »

Je me disais : “C’est impossible, comment on va trouver des Violette Chauveau arabes ?” C’est une affaire d’oeillères.

À la mi-mai, Le Devoir a été invité à assister à l’une des séances du deuxième bloc. Une rencontre très animée, ponctuée de rires, où les douze interprètes — dont l’une en vidéoconférence du Liban, où elle se trouvait alors — s’appropriaient des extraits du texte avec déjà beaucoup de conviction, d’expressivité. Une belle cohorte de comédiennes toutes issues, sauf une, du Maghreb ou du Moyen-Orient, mais d’origines très diverses. Plusieurs semblaient néanmoins reconnaître une parenté avec l’univers imaginé par l’autrice québécoise d’ascendance égyptienne, qui s’inspire de la vivacité de sa propre famille, « où tout le monde est plus grand que nature ».

« Cela me fait beaucoup penser à ma famille tunisienne, mais aussi beaucoup à ma famille saguenéenne, note ainsi l’une d’elles, Leïla Thibault-Louchem, lors d’un tour de table initial, où tous se présentent. C’est fou, les ressemblances. C’est universel. » Ce clan de personnages féminins, imprégné de religion chrétienne, a aussi des accents reconnaissables au pays de Michel Tremblay. « Il y a une espèce d’ode aux Belles-sœurs, confirme Nathalie Doummar en entrevue. Quand j’ai vu la pièce, c’était tellement familier pour moi, cette façon d’être ensemble et de parler l’une par-dessus l’autre. »

Générations

 

Mama déroule un huis clos : le patriarche d’une grande famille — un homme qui a été violent — agonise pendant six jours, veillé par trois générations de femmes. « Ces femmes s’aiment, mais toute la violence qu’elles ont vécue à cause du patriarcat, elles se la passent », explique l’autrice au début de l’atelier. Marie-Ève Milot ajoute : « C’est comme si ces femmes entre elles entretenaient les blessures et les soignaient en même temps. »

Entre deux lectures des extraits du jour, les interprètes sont invitées à livrer leurs impressions sur la pièce, ce qu’elles font volontiers. Ses thèmes et personnages fournissent visiblement un terreau fertile pour des discussions porteuses. Des échanges parfois illustrés à l’aide d’exemples puisés dans leur histoire personnelle. « Souvent, on a des témoignages très intimes, nous dira Nathalie Doummar. On a vraiment créé une petite bulle de confiance. »

Ce jour-là, les conversationscouvrent un vaste territoire. Entre autres : l’humour vu à la fois comme soupape et frein aux échanges plus profonds, la discrimination contre les religions minoritaires, le rôle qui nous est assigné dans la famille, différent de notre identité en société, et qui conduit parfois à « se faire violence à soi-même » afin d’appartenir au clan, pour citer Elkahna Talbi.

« Un thème qui revient beaucoup chez moi, c’est le besoin d’affranchissement et le besoin d’appartenir en même temps, révèle alors l’autrice. C’est vraiment conflictuel. Plus j’écris, plus je comprends que c’est ça, ma guerre à moi. » « C’est ce qu’on voit dans ta pièce de plus en plus, lui répond la chroniqueuse et comédienne Karima Brikh. Finalement, c’est comment trouver son petit espace de liberté, qui est très personnel d’un personnage à l’autre. »

Ce qui se dégage, surtout, c’est la distinction palpable entre les différentes générations de personnages (« les petites-filles se sentent moins obligées de perpétuer la tradition », décrit Doummar). À travers cette cohabitation s’exposent le tiraillement entre culture d’origine et société d’accueil, la question de la rupture ou de la continuité qui se posent aux Québécois issus de l’immigration. « Ce sentiment de ne pas appartenir exactement à un endroit précis est ce qui me fonde depuis que je suis petite, ajoutera l’autrice en entrevue. J’envie les personnes, dans ma famille, dans ma communauté, qui ont fait exactement comme leurs parents et qui ne se posent pas de question, qui ne sont pas dans les remises en question continuelles. C’est épuisant de toujours se redéfinir, de toujours se demander comment être, de toujours réévaluer ses valeurs. »

Diversité

 

Les créatrices n’ont eu aucun mal à dénicher de nombreuses interprètes professionnelles pour leur laboratoire. Des voix encore assez peu représentées sur nos scènes. Quels sont alors les obstacles à davantage d’inclusion ? Pour Marie-Ève Milot, « il n’y en a pas, outre ceux qu’on veut bien s’inventer. Je pense que le seul obstacle, c’est le doute de trouver. Il y a un discours dominant dans notre imaginaire depuis tellement d’années, sur ce que l’on considère être la manière de jouer, d’être entendu. On est en train de décloisonner cet imaginaire ».

Nathalie Doummar, elle, avoue à sa manière candide qu’elle doutait. « Je me disais : “c’est impossible, comment on va trouver des Violette Chauveau arabes ?” C’est une affaire d’œillères. » Car lorsque l’idée de ce huis clos féminin a germé pour la première fois, durant sa formation au Conservatoire, elle imaginait, dans son « rêve le plus fou », la pièce jouée par les Marie-Thérèse Fortin, Violette Chauveau, Sophie Faucher… La possibilité d’une distribution représentative n’existait même pas dans sa tête, à l’époque.

Et quand le débat sur la diversité et l’appropriation culturelle a débuté, il y a quelques années, l’autrice s’est sentie un peu menacée. « J’ai fait : “Non, moi je veux de vraiment bonnes comédiennes !” Je n’en connais pas, des actrices arabes de l’âge de mes parents. Comment je vais les trouver ? » Aujourd’hui, l’idée du laboratoire, c’est d’aller trouver ces personnes, parce qu’elles existent, et de leur donner la place qui leur est due. « En même temps, je n’en reviens pas que nous, des filles d’origine arabe de plusieurs pays différents qui sommes toujours dans le désir de nous intégrer, on ait cet espace ici, chez Duceppe, où on peut parler de nous. Cela me touche beaucoup. Je suis en train de découvrir qu’on fait partie intégrante de Montréal, du Québec. On n’est pas des invitées sur la scène culturelle. »

 

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