Le théâtre prend vie au cœur du conflit

Que se passe-t-il quand on réunit pour un souper quatre personnes aux opinions tranchées et divergentes ? C’est l’expérience qu’a menée la compagnie de théâtre documentaire Porte Parole. Retour sur un projet d’exploration du grand thème de la polarisation.
À la source de la pièce de théâtre documentaire L’assemblée, il y a un constat brutal fait un jour par la dramaturge Annabel Soutar : elle n’était tout simplement plus capable de parler avec sa mère. Communication coupée, et la faute à Donald Trump, entre tous.
« Ma mère est devenue une partisane de Trump [quelque part avant son élection à la présidence américaine, en 2016], expliquait Annabel Soutar la semaine dernière. Je ne pouvais pas comprendre ça. Et on ne pouvait même plus avoir de conversation politique entre nous, alors que, dans le passé, on a toujours parlé de politique et des États-Unis. Mais quelque chose avait changé. »
Ce fut un déclencheur. La directrice artistique des Productions Porte Parole — la compagnie à l’origine des pièces comme Fredy et J’aime Hydro — s’est alors dit qu’il fallait documenter ce qui se passait au sud de la frontière, « appliquer le processus [de recherche et de création de Porte Parole] à ce mouvement qui nous déstabilisait ».
Sur l’écran d’ordinateur, la séance Zoom de ce jeudi matin comprend deux autres invités : les comédiens Brett Watson et Alex Ivanovici, lui aussi cofondateur de Porte Parole. En 2016, les deux sont partis aux États-Unis faire une enquête terrain sur la montée de Trump, en amont de l’investiture républicaine.
De retour au Québec, l’enquête a naturellement bifurqué vers l’enjeu de la polarisation — comprendre ce qui la provoque et l’alimente. Et c’est ainsi qu’est né le projet de L’assemblée : réunir quatre citoyens aux parcours et aux opinions radicalement divergents le temps d’un souper auquel Watson et Ivanovici prennent part.
La conversation est enregistrée, retranscrite et bonifiée par des entrevues subséquentes. Une fois édité, le texte verbatim est interprété par des comédiens, et présenté dans un cadre qui permet aussi aux spectateurs de venir débattre sur scène.
La version québécoise en français a été présentée en 2018 avec une distribution toute féminine — une adaptation télévisée est disponible sur le site de Télé-Québec. D’autres versions ont été créées à partir de soupers différents : en anglais à Montréal et à l’Université du Maryland, puis en allemand à Munich.
Pousser l’écoute
« Vous allez être confronté. L’important, c’est de pousser votre écoute », prévient Ivanovici avant la présentation de la captation télévisée qui est toujours sur le site de Télé-Québec. « C’est ce à quoi sert le théâtre, dit Annabel Soutar en entrevue : il lui faut du conflit pour exister. Sans conflit, il n’y a pas de théâtre. Il célèbre le conflit. »
Les thèmes qui ont provoqué des flammèches dans la version francophone sont des habitués des débats polarisés : l’immigration, le féminisme, le port du voile, l’intégration des immigrants, le racisme, le féminisme, etc..
Mais on note que, dans la version anglo-montréalaise, ce sont surtout l’immigration et la liberté d’expression qui ont divisé les participants. Aux États-Unis, la discussion a porté sur la liberté d’expression, les politiques identitaires et le racisme. En Allemagne, c’est l’identité, le racisme à l’égard des immigrants arabophones et la peur du nationalisme de droite qui ont soulevé les passions. D’une production à l’autre, il y a des points communs, d’autres inédits, mais nulle part n’a-t-on manqué de sujets…
« Ce sont [les participantes de Montréal] qui ont amené la matière », note Annabel Soutar en parlant de la version francophone. Brett Watson se souvient d’avoir été « étonné de voir que le conflit est arrivé très rapidement » dans la discussion. Et il est arrivé par une question sur le niveau de confort de certaines par rapport au voile porté par l’une des participantes.
« J’ai personnellement été étonnée par la candeur — et parfois la violence — de ce qui s’est dit à la table, réfléchit Annabel Soutar. Et aussi par le fait que les femmes ont tout de même continué à rire [malgré les divergences profondes qui les animaient]. Tout le monde a participé pleinement. […] Et quand j’ai réécouté l’enregistrement, je me suis aperçue qu’on était devant des femmes qui ont pris des risques, parce qu’elles ont vu la valeur de pousser la conversation. »
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Comment les trois créateurs définissent-ils la polarisation, après plusieurs années passées à réfléchir au concept et à fréquenter cette parole tranchée ? Annabel Soutar répond par un exemple. « Je suis peut-être plus conservatrice sur des questions économiques, et plus à gauche sur des questions sociales, dit-elle. Mais la polarisation, c’est qu’il n’y a pas de terrain où je peux être les deux en même temps. C’est cette tendance à envoyer les gens vers des pôles, des extrêmes, au lieu de considérer les contradictions et les nuances, puis de trouver un terrain d’entente. »
Le résultat net, ajoute Brett Watson, « c’est la détérioration du discours public. Les deux extrêmes existent, mais il n’y a pas de dialogue — ou s’il y en a un, il est agressif et violent ».
La polarisation est présente dans l’espace public depuis des décennies, reconnaît Watson. « Mais la grande différence avec les années 1960, estime-t-il, ce sont les réseaux sociaux, ce lieu où les gens peuvent aller pour entendre des chambres d’écho. »
Sauf qu’il faut aussi savoir entendre au-delà du bruit généré par les réseaux sociaux, suggère le trio. Annabel Soutar évoque une étude américaine qui montrait que « les gens ne sont pas plus polarisés, mais que ceux [qui ont des opinions aux] extrêmes prennent simplement plus de place dans l’espace public. Plus le discours est extrême sur les réseaux sociaux, plus ça génère de clics, et plus ça donne l’impression que la polarisation est [plus] présente. Mais ceux qui sont moins extrêmes ont juste moins de trafic ; ça ne veut pas dire qu’ils pensent comme les autres ».
Alex Ivanovici ne doute pas de son côté qu’il y a dans la population un « appétit » pour autre chose que la polarisation. Il emploie l’image d’un bateau pour illustrer : la polarisation serait essentiellement constituée des remous que la proue provoque en fendant l’eau en deux.
Mais il y a moyen de mettre le bateau à l’eau plus doucement, dit-il. Ou de considérer le sillage qu’il laisse derrière lui : dans cette zone ouverte où les turbulences de l’eau sont moins vives, il y a « de la place pour un discours plus élargi », pense Ivanovici.
Et c’est un peu ce que le projet L’assemblée tente de créer : des remous, certes, mais surtout un sillage.