Théâtre et bande dessinée se rencontrent chez Duceppe

« C’est loufoque, désopilant, fin et cru en même temps. C’est chargé de ces scènes à la lisière du malaise et de l’inconfort que l’artiste maîtrise comme nul autre pour mieux se moquer, on croit, de l’angoisse existentielle qui peut parfois s’emparer d’une génération, en l’occurrence la sienne. » C’est en ces termes que le collègue Fabien Deglise décrivait en 2015 le premier volet de Whitehorse, un diptyque de bandes dessinées publiées aux éditions Pow Pow que Samuel Cantin conclut en 2017 de manière grandiose.
À l’invitation de Duceppe, la compagnie Couronne Nord, à qui l’on doit notamment Détruire, nous allons, un spectacle-événement de Philippe Boutin et Dave St-Pierre, et Jusqu’au déclin, le premier film québécois entièrement financé par Netflix, travaille depuis quelques mois à l’adaptation scénique du premier tome de Whitehorse. Afin de permettre au public de découvrir le fruit des explorations qu’ils ont réalisées, les créateurs ont procédé à la captation d’une mise en lecture qui sera disponible en vidéo sur demande du 15 au 20 mars.
« J’ai toujours voulu écrire pour le théâtre, avoue Samuel Cantin, qui cosigne l’adaptation de son album. J’ai souvent imaginé Whitehorse sur scène. À vrai dire, quand j’écris, quand je dessine, je suis obsédé par le jeu. Voir et entendre mes personnages sur scène, c’est comme un rêve. Cette histoire, c’est d’abord et avant tout une comédie, et c’est pourquoi je pense que c’est vraiment naturel de la faire vivre au théâtre. J’espère qu’un jour ça se fera en chair et en os et qu’on pourra à nouveau entendre le public rire à gorge déployée. »
Triangle « amoureux »
Il y a Henri, l’aspirant écrivain névrosé, Laura, sa blonde, comédienne sur le point de percer, sans oublier Sylvain Pastrami, l’enfant chéri du cinéma québécois qui prépare un film sur les caribous à Whitehorse. Tout en étant remplies de moments désopilants, de cinglantes parodies et de savoureux délires, les aventures du trio ne sont pas dépourvues d’enjeux plus graves. Il est notamment question de réussite amoureuse, amicale et professionnelle, de la difficulté de vivre et de la peur de mourir.
« La crise existentielle d’Henri est faite d’insécurité et d’angoisse, explique Sébastien Tessier, coadaptateur et interprète du personnage principal. Il nous amène avec lui dans sa spirale toxique. Nous vivons dans une ère où tout le monde se compare par le truchement de son téléphone. À la longue, ça peut être étouffant. Henri est l’exemple parfait d’un individu qui gère très mal tout ça. »
Cette histoire, c’est d’abord et avant tout une comédie, et c’est pourquoi je pense que c’est vraiment naturel de la faire vivre au théâtre. J’espère qu’un jour ça se fera en chair et en os et qu’on pourra à nouveau entendre le public rire à gorge déployée.
Guillaume Laurin, coadaptateur, cofondateur de Couronne Nord et interprète du fameux Sylvain Pastrami, estime qu’il est largement question de masculinité toxique et de personnalité narcissique dans Whitehorse : « Alors qu’Henri rêve d’être un artiste avec un grand A, Pastrami ne passe plus dans les cadres de porte depuis sa consécration à Cannes. L’un agit par insécurité, par convoitise, l’autre boit ses propres paroles et s’impose à tous sans la moindre considération. Malheureusement pour elle, Laura est en quelque sorte prise entre ces deux abrutis. »
Selon Samuel Cantin, le sujet principal est la jalousie : « Bien entendu, Henri est jaloux de Pastrami et craint que Laura le quitte pour lui, mais il traverse surtout une crise artistique, une crise d’identité. Tout ce qu’il veut, c’est être écrivain. C’est une question de vie ou de mort. Il n’a pas de plan B. Cela explique son hypocondrie, ses angoisses et ses visions macabres. Ce n’est pas vraiment autobiographique, mais en donnant naissance à Whitehorse j’ai certainement revisité le tourbillon de désirs et d’ambitions qui m’habitait au début de la vingtaine. »
Rôles féminins bonifiés
Loin d’être superficiel, le travail d’adaptation a nécessité des changements importants. « Nous tenions à accorder une plus grande place aux personnages féminins, explique Guillaume Laurin. Ainsi, nous avons fait en sorte que Laura soit beaucoup plus active dans sa relation toxique avec Henri, allant même jusqu’à modifier la fin du récit. Également, le personnage de Nathalie a été considérablement développé. Elle n’est plus styliste, mais bien comédienne, elle aussi, et elle cherche résolument le sens de sa vie. Quant au docteur Von Strudel, dont le diagnostic altère complètement l’équilibre mental du héros, le personnage a été féminisé. »
« Guillaume et Sébastien ont amené leur bagage d’acteurs et ça m’a tout de suite plu, explique Samuel Cantin. Ça sonnait “vrai”, c’est pourquoi je n’ai pas hésité à m’engager avec eux dans cette direction. » Pour orchestrer cette rebondissante satire du milieu artistique québécois, véritable bal des ego, l’équipe de Couronne Nord a fait appel au metteur en scène Simon Lacroix, cofondateur du Projet Bocal, un expert en matière d’humour absurde et de comique existentiel.
« Nous avions besoin de quelqu’un qui allait pousser au maximum letalent comique des acteurs », explique Sébastien Tessier. Outre Tessier et Laurin, la distribution réunit Charlotte Aubin, Joey Bélanger, Éric Bernier, Marie Brassard, Sonia Cordeau et Étienne Lou. « Simon sait aborder le comique avec sérieux, ajoute Guillaume Laurin. Il perçoit le rythme et l’efficacité, mais également la folie. » « Il est comme moi obsédé par la recherche du mot juste, renchérit Samuel Cantin. Il comprend instinctivement les personnages. Avec ses notes et ses conseils, il a réussi à équilibrer et à éclaircir notre texte. »
Objet hybride
La captation de la mise en lecture a nécessité sept caméras et a été réalisée par Léa Dumoulin. Valérie Tremblay signe le montage et Marc-Antoine Barbier la musique. « C’est un objet totalement hybride, explique Guillaume Laurin. Nous avons accordé une attention particulière à établir un pont entre la bande dessinée et le théâtre. Ainsi, en plus d’occuper la place du narrateur, Samuel Cantin s’est prêté au jeu d’illustrateur-animateur. Je n’en dirai pas plus, mais on est bien loin d’une lecture publique traditionnelle. »