«Ceux qui se sont évaporés»: disparition racontée

Qui n’a jamais eu envie de tout abandonner pour repartir à neuf ? Comment résister à la pression quotidienne d’être ce qu’on attend de nous et réprimer les désirs de fuite ? Inspirée par un phénomène social qui voit 100 000 Japonais disparaître volontairement chaque année, Rébecca Déraspe plonge dans ces questions avec sa nouvelle création Ceux qui se sont évaporés.
Au cœur de la pièce se trouve Emma, une femme à l’histoire banale, mais qui peine à concilier tous ses rôles : infirmière, mère, conjointe, fille, amie… À l’intérieur, les larmes qu’elle réprime la « grugent un centimètre par année », et elle est prise avec une pulsion profonde de disparition. La langue de Déraspe, faite de verbes à l’infinitif, de phrases déclaratives où les noms sont des verbes (« je sexe, je sensualité, je compote », etc.) ou d’un usage répété du conditionnel, s’ouvre aux multiples potentialités que contient chaque humain.
Le texte combine des monologues d’Emma, des scènes avec sa famille et d’autres où les personnages extérieurs commentent sa vie, essaient de retrouver la jeune femme et de s’expliquer les causes de sa disparition. Çà et là, d’autres scènes semblent tirées d’un groupe de soutien pour personnes qui ont tenté de disparaître à un moment ou un autre de leur vie (Élisabeth Chouvalidzé, Maxime Robin et Tatiana Zinga Botao incarnent ces multiples personnages). Ainsi, Déraspe alterne entre l’universel et le particulier, ouvrant la possibilité que l’histoire d’Emma soit aussi celle de tous les autres.
Pour illustrer ce jeu entre les registres, l’espace scénique et les éclairages conçus par Cédric Delorme-Bouchard rappellent les salles anonymes où les groupes de soutien se retrouvent, permettant de figurer facilement une chambre, une salle à manger ou une en déplaçant la table et quelques chaises ; l’histoire d’Emma n'est nulle part et est partout à la fois, elle nous concerne tous (les lumières sont à l’avenant, oscillant entre le plein feu qui éclaire les spectateurs et la douche qui isole momentanément un personnage). Deux des quatre murs sont des gradins, réduisant l’espace de jeu dans un coin de la salle, comme pour accentuer le sentiment d’enfermement mental qui pèse sur Emma et les autres.
Les scènes où les parents et le conjoint d’Emma réagissent à sa disparition, si elles paraissent plus attendues que celles où la femme exprime ses dilemmes intérieurs (malgré toute l’intensité qu’y mettent Josée Deschênes, Vincent Graton et Reda Guerinik), servent surtout à préparer le terrain pour l’extraordinaire finale, où Nina, maintenant une jeune adulte, revoit sa mère pour la première fois.
Orchestrée par Sylvain Bélanger avec soin, la pièce culmine dans ce duo d’actrices formé de Geneviève Boivin-Roussy (Emma), qui n’aura jamais quitté la scène, et Éléonore Loiselle (Nina). La première, presque entièrement silencieuse, accuse dans son corps les coups portés par les mots de sa fille (« je me fucking démerde avec les fucking silences de la fucking vie », dira Nina) alors que, face à elle, la seconde s’empare de la scène pour exprimer sa rage, mais aussi sa culpabilité et sa tendresse. Ensemble, elles décuplent la portée du texte déchirant de Rébecca Déraspe, qui accepte qu’il n’y ait pas « de réponses, juste des hypothèses » pour expliquer l’autre et ses agissements. C’est toujours trop peu, mais c’est déjà beaucoup.
La langue de Déraspe, faite de verbes à l’infinitif, de phrases déclaratives où les noms sont des verbes (« je sexe, je sensualité, je compote », etc.) ou d’un usage répété du conditionnel, s’ouvre aux multiples potentialités que contient chaque humain.