Disparaître ou s’évader de son identité

Le metteur en scène Sylvain Bélanger et la dramaturge Rébecca Déraspe
Photo: Valérian Mazataud Le Devoir Le metteur en scène Sylvain Bélanger et la dramaturge Rébecca Déraspe

Au Japon, où il s’agit d’un véritable phénomène social, on les baptise les Évaporés. Un nom poétique (référence aux victimes vaporisées d’Hiroshima) pour désigner une triste réalité : la disparition volontaire de 100 000 personnes par an. Dans une société où la culture de la honte est très présente, ces « suicides sociaux » seraient jugés préférables à l’expérience d’un échec.

Depuis qu’elle a été frappée par un fait divers d’ici qui s’est révélé une disparition délibérée, la dramaturge Rébecca Déraspe nourrit une fascination pour le sujet. Comment peut-on décider de quitter complètement sa vie ? En fait, ce serait un fantasme bien actuel, a-t-elle découvert dans un essai du sociologue David Le Breton, Disparaître de soi : une tentation contemporaine. « Il dit qu’on cherche tous une façon de disparaître de nos identités, de nos vies, de façon soit positive ou négative : en regardant une fiction, en marchant dans la rue, par l’alcool… »

L’identité peut être ressentie comme un enfermement. « C’est une pression énorme parce qu’on est [faits] de caractéristiques qui s’accumulent. Je suis une femme, blanche, maman, j’ai une fonction sociale. Et plus ça va, plus on est prisonnier, défini par ces fonctions. Selon moi, refaire la mise en scène de soi ailleurs est très attirant. C’est de l’ordre du rêve. »

D’autant que, désormais, à notre propre identité s’ajoute celle qu’on se fabrique au profit d’autrui, note le metteur en scène Sylvain Bélanger, qui est associé à la création depuis le début. « Les gens sur les réseaux sociaux se créent une identité favorable pour leurs objectifs professionnels, relationnels. On est presque quelqu’un dans l’intimité et quelqu’un d’autre socialement. On veut contrôler le plus possible comment les autres parlent de nous. Moi, je trouve ça épuisant, stressant. »

« En fait, ma pièce porte beaucoup sur cette pression d’avoir un “je” clair, reprend l’autrice. Et je pense que, pour ma protagoniste, qui a une enfant de 5 ans, l’identité de mère lui pèse aussi beaucoup. » Emma (Geneviève Boivin-Roussy) vivait pourtant une existence normale avant de partir sans avertissement ni explication. « Je pense que c’est la première fois qu’elle prend une décision nette, elle s’est un peu toujours laissé créer par son entourage. En ce sens, on peut dire qu’elle commence à exister au moment où elle décide de disparaître. Et c’est ce qui me touche dans ce personnage : elle va devenir plus tangible dans son absence que dans sa présence. »

Éclatement formel

 

Rébecca Déraspe désirait que la structure éclatée de Ceux qui se sont évaporés fasse écho à l’absence d’explication face à cette disparition volontaire. Elle a tenté des explorations formelles, s’écartant de sa voie habituelle. « On a fait très vite des ateliers avec des acteurs, travaillant sur diverses formes dramaturgiques. Et on a réalisé que toutes ces approches différentes cohabitaient super bien. »

Cette forme reflète le sujet, estime son metteur en scène. « On dirait que de chercher la façon d’en parler, ça devait être ça, le spectacle. À l’instar de l’identité, on ne veut pas se restreindre à une seule version. » C’est aussi une manière d’engager davantage le spectateur. Au lieu d’apporter une analyse psychologique des disparus, le directeur artistique du Centre du Théâtre d’Aujourd’hui juge plus intéressant de mettre en lumière ce que le phénomène fait résonner en chacun de nous. Comment on caresse tous, ne serait-ce qu’un instant, ce fantasme d’envisager sa vie autrement.

Et cette forme mouvante évite l’apitoiement. « Il y a quelque chose de très bon enfant qui se dégage du spectacle. » Bélanger parle d’une « mise en abyme continuelle », où les interprètes (une distribution diverse, qu’il a voulue issue de parcours théâtraux différents) ont toujours un pied dans le récit, un pied en dehors, tour à tour narrateur et campant des personnages, selon le principe de poupées russes. Constamment sur scène, même la disparue participe à la reconstruction de son histoire.

Ceux qui restent

 

La création de Rébecca Déraspe expose aussi les conséquences cruelles de cette disparition énigmatique, qui « impose une question éternelle » et crée un vide dans la vie de ceux laissés derrière. Elle s’intéresse surtout aux conséquences de cette absence sur la fille d’Emma, 15 ans plus tard. « Le spectacle est formellement éclaté, mais pour moi, il raconte l’histoire de Nina qui refait le casse-tête de la disparition de sa mère. Comme si tout était dans sa tête, qu’elle essayait de comprendre. Et il y a quelque chose de très important pour moi dans ce texte : au final, on a tous des trous, mais ce n’est pas ça qui nous définit. C’est comment on se construit autour de [ce manque]. »

C’est vraiment ma pièce la plus personnelle. La plus importante aussi, je pense, pour moi. Je m’y suis permis d’essayer quelque chose, sur le plan formel, que je n’avais jamais encore fait.

 

Durant la lecture publique d’une version préliminaire, à l’occasion du Jamais Lu Paris, alors qu’elle venait d’écrire une scène de retrouvailles en étant elle-même séparée de sa fille de 8 ans (« toute cette déchirure, je l’ai mise dans la scène »), la dramaturge a pu en mesurer la force émotionnelle. « Cent personnes qui pleurent à la fin ! s’étonne-t-elle. Je pense que c’est plus grand que nous et que la pièce vient résonner à plusieurs niveaux, dont celui-ci : on est tous des enfants qui ont été abandonnés, d’une certaine façon. »

Sous le couvert protecteur de la fiction, l’auteure de Gamètes dit s’engager beaucoup dans ce texte. « C’est vraiment ma pièce la plus personnelle. La plus importante aussi, je pense, pour moi. Je m’y suis permis d’essayer quelque chose, sur le plan formel, que je n’avais jamais encore fait. »

Ceux qui se sont évaporés

Texte : Rébecca Déraspe. Mise en scène : Sylvain Bélanger. Avec Geneviève Boivin-Roussy, Élisabeth Chouvalidzé, Josée Deschênes, Vincent Graton, Reda Guerinik, Éléonore Loiselle, Maxime Robin et Tatiana Zinga Botao. Au Centre du Théâtre d’Aujourd’hui. Du 3 au 28 mars.

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