À la découverte des langues de chez nous

Émilie Monnet désire préserver  la surprise quant à l’identité  des mots  eux-mêmes. Les mots  mis en vedette donnent ainsi accès à  une vision  du monde différente, propre  à chacune  des cultures.
Marie-France Coallier Le Devoir Émilie Monnet désire préserver la surprise quant à l’identité des mots eux-mêmes. Les mots mis en vedette donnent ainsi accès à une vision du monde différente, propre à chacune des cultures.

Ces soirées festives de prise de parole directe, en collaboration avec le Jamais Lu, semblent être devenues une véritable tradition de décembre au Centre du Théâtre d’Aujourd’hui. Après Marc Séguin et sa Diseuse de bonne aventure, c’est à son artiste en résidence, Émilie Monnet, que la compagnie de création a confié les rênes de son nouveau spectacle événementiel, Kiciweok. Lexique de 13 mots autochtones qui donnent un sens, joué deux seuls soirs.

Au départ, le projet s’est inspiré du 26 lettres. Abécédaire des mots en perte de sens d’Olivier Choinière, présenté en 2014. Sauf qu’un abécédaire était exclu, vu le nombre fluctuant de lettres contenues dans les alphabets selon les langues autochtones. Et la diversité des idiomes chez les Premières Nations. D’où l’idée plutôt d’un lexique, dans lequel 13 artistes viendront présenter chacun un mot significatif.

La metteure en scène est manifestement fière de sa belle sélection d’invités, un panorama éclectique en matière de types d’artistes, de nations ou de générations représentés. On y entendra par exemple la poète innue Joséphine Bacon, l’historien wendat Georges E. Sioui, et jusqu’au réputé dramaturge cri, originaire du Manitoba, Tomson Highway (Les reines de la réserve). « Le mot choisi devient comme une porte d’entrée pour pénétrer dans l’univers de ces 13 artistes, explique Émilie Monnet. Ils partagent leurs réflexions par rapport à la langue, aux différences entre celles des Autochtones et le français. Ils parlent aussi d’histoire, de transmission, de leur apprentissage de la langue autochtone, qui n’est pas [nécessairement] leur langue maternelle. »

Le nombre 13 s’est imposé en raison de son importance dans plusieurs cultures autochtones, puisqu’il fait référence au cycle lunaire. D’autant plus que les représentations du spectacle coïncideront avec la treizième pleine lune de l’année. Une période où « l’on se prépare pour l’hiver, donc on partage des connaissances, ce qui honore ceux qui sont passés avant nous, qui détiennent des savoirs ». La créatrice d’Okinum voit un « beau lien » entre ce contexte de transmission, qui passe souvent par la langue, et une prise de parole qu’elle juge nécessaire. « Parce qu’on ne les entend pas, les langues autochtones. En tout cas, pas beaucoup sur les scènes artistiques, mais dans la ville non plus. Je trouve qu’on devrait les entendre davantage. »

D’autant que ces langues sont celles nées de notre territoire. Par exemple, l’anishinaabemowin ou le kanien’keha (mohawk), issues de la région montréalaise. « Je trouve que ça appauvrit tout le monde de ne pas baigner là-dedans. Et comme ces langues sont enracinées dans le territoire, on approfondit aussi notre rapport à celui-ci lorsqu’on [apprend] des mots autochtones. »

À ce titre, le spectacle comporte une part d’hommage à la résistance de ces langues qui ont été mises à mal par des « politiques très radicales », à travers le pays ou par des systèmes d’éducation provinciaux, estime Émilie Monnet. « En ce qui concerne l’Histoire et les langues autochtones, il y a eu vraiment des stratégies d’effacement et d’éradication très violentes. »

Il existe aujourd’hui « tout un mouvement », au sein des membres des Premières Nations, pour se réapproprier leur langue. « C’est de plus en plus accessible, avec les nouvelles technologies, les médias sociaux. Sur mon téléphone cellulaire, j’ai trois applications pour apprendre l’anishinaabemowin. Ça reste quand même assez limité parce que pour vraiment progresser dans une langue, je pense qu’il faut être en immersion. Mais ce sont des outils qui nous permettent d’apprendre plus de mots. »

La cocréatrice du récent This Time It Will Be Different juge qu’il reste du travail à faire pour revitaliser les langues autochtones, dont l’état de santé varie cependant beaucoup selon les communautés, « même au sein d’une seule nation ». « Le spectacle va témoigner aussi de cette réalité. »

Mots secrets

 

Émilie Monnet désire préserver la surprise quant à l’identité des mots eux-mêmes. À l’exception de celui choisi par Georges E. Sioui, parce qu’il s’agit du titre de son plus récent livre, Eatenonha. Un terme-concept pour nommer « le principe du féminin dans la démocratie ». Les mots mis en vedette donnent ainsi accès à une vision du monde différente, propre à chacune de ces cultures. « Par exemple, tandis que dans les règles grammaticales des langues latines, le masculin l’emporte sur le féminin, il n’y a pas de genre dans les langues autochtones. Et il y a des mots qu’on ne peut pas traduire dans ces langues, et vice versa. Elles sont très descriptives, très imagées. »

Le titre du spectacle, choisi par sa conceptrice en anishinaabemowin, en témoigne bien. En français, kiciweok se traduit par une périphrase : « ils / elles ont une voix forte et claire. Ça peut désigner une personne qui parle ou qui chante d’une voix forte. »

Certains artistes invités se sont intéressés à des mots qui sont en voie de disparition, parce qu’ils nomment des objets devenus obsolètes « à cause des changements de la société ou de la technologie ». D’autres à des mots qu’on doit plutôt inventer.

La metteure en scène compare Kiciweok à un jeu, « dans le processus comme dans le rapport avec les artistes ». Un happening au ton très festif, à l’ambiance décontractée. La série de brèves adresses au public ou de performances sera ponctuée par les animations vidéo de l’artiste visuelle Meky Ottawa, et par la trame sonore live de Moe Clark. « C’est comme un cadeau qu’on offre, un partage. Le spectacle va être ludique, spontané. Et on va y apprendre des choses. »

L’événement va peut-être aussi, espère Émilie Monnet, sensibiliser les spectateurs à l’importance des langues autochtones, à la nécessité de les protéger et de s’assurer qu’elles sont présentes dans l’espace. « Il est important que les gens prennent [conscience] que ce ne sont pas des langues en voie de disparition, qu’elles sont vivantes. Et qu’elles méritent d’être aussi protégées que le français. »

Kiciweok. Lexique de 13 mots autochtones qui donnent un sens

Idéation et mise en scène : Émilie Monnet. Texte et interprétation : Joséphine Bacon, Nahka Bertrand, Catherine Boivin, Hannah Claus, Sylvia Cloutier, Marie-Andrée Gill, Tomson Highway, Alexandre Nequado, Mikon Niquay-Ottawa, Nancy Saunders, Georges E. Sioui, Roger Wylde et Kijâtai-Alexandra Veillette-Cheezo. Coproduction : Jamais Lu, Centre du Théâtre d’Aujourd’hui et Onishka. Au Centre du Théâtre d’Aujourd’hui, les 11 et 12 décembre.

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