«Le Kodak de mon arrière-grand-père»: la mémoire des images

« Homme du futur », l’arrière-grand-père de David B. Ricard aurait peut-être apprécié notre époque obsédée par la collecte d’images et l’immortalisation visuelle de nos moindres gestes. Comme plusieurs de ses contemporains, il capturait avec une caméra 8 mm les scènes de sa vie familiale. À la mort de l’aïeul, cet abondant matériel, tourné entre 1956 et 1976, a été légué à Ricard, alors ado de 16 ans aspirant à devenir cinéaste. Aujourd’hui documentariste et fréquent collaborateur scénique de Florent Siaud, celui-ci s’en est inspiré pour Le Kodak de mon arrière-grand-père, dramatisé et mis en scène par Valery Drapeau. Une création assez originale sur la filiation, la mémoire et le temps, qui combine cinéma, théâtre documentaire et performance musicale.
Entre narration autobiographique et explications techniques sur le fonctionnement de ces machines obsolètes qu’il réussit (avec soulagement) à utiliser sur scène, David B. Ricard commente des images, enregistrant le plus souvent des existences ordinaires (Noëls, soupers de famille, vacances…) Et il interroge parfois les coutumes qui nous semblent désormais étranges : où s’est perdue cette tradition de s’embrasser sur la bouche, au sein d’une famille ? Pourquoi se donnait-on en cadeaux des liasses de dollars ? Quant à la découverte surprise d’un film révélant un premier mariage de son père, elle mènera à une discussion qui sera l’un des moments forts du récit.
Le spectacle dessine en effet le parcours d’un artiste qui, jeune, avait soif de relations affectives plus profondes, et était plutôt désolé par la nature matérialiste de ces archives filmiques, mais qui paraît comprendre aujourd’hui comment il se relie à cette famille. Et saisir l’importance des objets, ces ancrages et témoins de nos vies, qui nous lient au passé.
Entre le passé et le présent
Dans la salle intime du théâtre Prospero comme on l’a rarement vue, transformée en studio par la scénographe Justine Bernier-Blanchette, les trois murs créent un environnement enveloppant pour la musique atmosphérique du guitariste Roger Cournoyer et du percussionniste Andrew Beaudoin. Dont quelques scènes prenantes où musique et images en boucle se répondent, comme créant un pont entre présent et passé, entre actions en direct et images figées dans le temps.
La création comporte d’ailleurs une part d’improvisation, d’où le côté spontané et donc parfois un peu brouillon du texte, où la réflexion ne va pas toujours très loin. D’où aussi certaines longueurs (ainsi, quelques tentatives maladroites pour engager directement le public nous semblent inutiles).
Mais s’il n’y a généralement rien de spectaculaire dans ces images d’inconnus engagés dans des activités banales, c’est leur nature à la fois familière et étrange qui fait leur universalité, et donc leur intérêt. Elles témoignent d’un passé commun, celui de la classe moyenne québécoise, et le récit individuel devient ainsi une histoire collective. Est-ce que, se demande David B. Ricard, nos selfies deviendront aussi un matériau intéressant dans 20 ans ?