«Fragments d’Ana»: souvenirs morcelés

On entre dans la maison de quelqu’un pour la première fois un peu comme on entre dans sa vie. Dès les premières secondes, le regard s’active et observe les menus détails qui nous informent sur la personne. De ce partage de l’intime et des petits riens de la vie peuvent émerger des relations fécondes.
C’est ce qu’espère le Théâtre de l’intime, qui propose avec Fragments d’Ana un spectacle qui a aussi quelque chose d’une déclaration d’intention. Cherchant à créer des oeuvres immersives et in situ qui tirent leur intérêt de la rencontre entre le public et les artistes, la troupe nous plonge dans l’intimité d’une femme aux prises avec l’oubli.
Le rendez-vous a lieu dans le café-bar du MAI (Montréal, arts interculturels). Là arrive Bianca, ballon géant à la main, pour saluer chacun des spectateurs et les remercier d’être là pour la fête. La prémisse est simple : Ana a organisé une fête-surprise chez elle pour sa fille Alice, enceinte, afin de dévoiler le sexe de son bébé. Du point de rendez-vous, une petite marche est requise pour se rendre à l’appartement où se tient la fête.
Spectacle pour une vingtaine de spectateurs, Fragments d’Ana fonctionne grâce à la complicité public-comédiens (il serait difficile de parler de scène-salle dans le petit appartement) qui doit s’installer rapidement. Si la trame de base permet à Bianca et Ana de dialoguer entre elles pour faire progresser le récit, le spectacle est surtout composé des interactions que les deux femmes entretiennent avec les invités que jouent les spectateurs.
Rapidement, le public est amené à aider Ana : qui gonfle des ballons, qui ramasse des bas, qui aide à trouver un gâteau en catastrophe, qui s’occupe de l’ambiance musicale… Ana est drôle, avenante, mais également fragile, prise dans un combat perdu d’avance contre l’oubli. Çà et là, on réagit aux questions de cette femme très curieuse, d’une candeur presque déstabilisante. En échange, elle se livre sans trop de retenue, racontant ses espoirs, ses inquiétudes et ses souvenirs (qu’elle communique en guise de cadeau dans une finale particulièrement touchante). Plus la pièce avance, plus on partage le trouble de Bianca devant les errances de sa tante, probables signes avant-coureurs de la maladie d’Alzheimer qu’elle essaie de contrôler, au gré des moments.
L’immersion in situ suppose une part de laisser-aller quant à la possibilité de tout voir ou de tout bien entendre. Les comédiennes jouent parfois loin du salon où s’entasse le public, certains dialogues sont dits très bas (notamment les moments qui impliquent Alice, qui se fait attendre), très rapidement ou en portugais : ce qui prime est moins l’accès complet à une trame complexe que la recréation (crédible) de moments de vie et le portrait attachant et mélancolique d’Ana.
Si la connexion avec le public n’est pas toujours fluide (un soir de première, ça peut se comprendre), si les interactions paraissent parfois forcées (il y a toujours un danger que ça ne lève pas, malgré les efforts considérables des comédiennes Ligia Borges, Marilda Carvalho et Patricia Rivas), on peut facilement deviner que les rencontres espérées par la troupe seront fructueuses avec un public engagé. C’est bien ce qu’Ana mérite.