«Héritage» – Garder la tête haute

La famille Younger, une famille noire et pauvre, s’apprête à recevoir un chèque de 10 000 $: la somme est juste assez coquette pour donner à Mama l’espoir de jours meilleurs dans une maison qui leur appartiendrait, mais pas assez pour soutenir toutes les ambitions des autres membres de la famille.
Photo: Caroline Laberge La famille Younger, une famille noire et pauvre, s’apprête à recevoir un chèque de 10 000 $: la somme est juste assez coquette pour donner à Mama l’espoir de jours meilleurs dans une maison qui leur appartiendrait, mais pas assez pour soutenir toutes les ambitions des autres membres de la famille.

C’est presque un cliché de dire qu’un parfum d’histoire flotte dans l’air au théâtre Jean-Duceppe : première production francophone de A Raisin in the Sun (elle-même une pièce historique lors de sa création à Broadway il y a soixante ans), premier texte écrit ou mis en scène par une personne noire et première mise en scène par un anglophone chez Duceppe, première pièce d’un théâtre institutionnel avec une distribution majoritairement issue de la diversité… Les faits y sont, mais il fallait qu’Héritage se démarque également par sa proposition artistique pour ne pas être qu’une note de bas de page historique.

Heureusement, la production du classique de Lorraine Hansberry que met en scène Mike Payette relève le défi haut la main. L’action se passe autour de 1950 à Chicago, mais on tracera sans peine des parallèles avec notre époque. La famille Younger, une famille noire et pauvre, s’apprête à recevoir un chèque de 10 000 $, prime de l’assurance-vie après la mort du patriarche : la somme est juste assez coquette pour donner à Mama l’espoir de jours meilleurs dans une maison qui leur appartiendrait enfin, mais pas assez pour soutenir toutes les ambitions des autres membres de la famille (notamment Walter Lee, son fils qui veut ouvrir un petit commerce d’alcool, et sa fille Beneatha, qui veut étudier en médecine).

Dans cette Amérique pré-Rosa Parks et Martin Luther King que dépeint Hansberry, nous sommes au point de bascule des revendications pour les droits civiques. Le ségrégationnisme est toujours présent (la rencontre avec un futur voisin blanc est un moment charnière de la pièce), et les enjeux d’identité et de mobilité sociale se posent de manière de plus en plus pressante.

Ces enjeux sont soutenus par le conflit générationnel qui est au coeur d’Héritage. Un monde existe entre Mama et Beneatha, entre la génération qui a défendu sa liberté au prix de sa vie et celle qui espère maintenant élever sa condition sociale, devenir quelqu’un (les débats autour des rôles des hommes et des femmes sont également omniprésents dans l’oeuvre). Néanmoins, tous se rassemblent autour d’une même question, la dignité ; celle que les Blancs dénient aux Noirs, mais aussi celle que les riches dénient aux pauvres.

Pour bien rendre la réalité du Southside de Chicago de l’époque, Mike Payette a choisi un décor réaliste, recréant sur scène l’appartement qu’occupe la famille Younger. Passé la surprise de voir le metteur en scène choisir un dispositif aussi réaliste — y compris le jeu des comédiens —, le spectacle dévoile toutes ses qualités, frappant par la puissance du texte, bien servi par la mise en scène sobre mais soignée de Payette qui donne un aspect manifeste à la misère matérielle de cette famille.

Payette s’est également entouré d’une troupe de grand talent pour donner vie aux Younger, clouant le bec à ceux et celles qui disent qu’il n’y a pas assez de bons comédiens noirs au Québec pour augmenter la représentativité. Tous et toutes incarnent les personnages avec intensité, nuance et vigueur : c’est grâce à Patrick Émmanuel Abellard, Lyndz Dantiste, Myriam De Verger, Malik Gervais-Aubourg, Tristan D. Lalla, Tracy Marcelin, Mireille Métellus, Frédéric Pierre et Jason Selman, dont la trompette jazzée rythme les transitions scéniques (sans oublier Éric Paulhus dans le rôle du voisin raciste), qu’Héritage est un spectacle important.

Au soir de la première, la foule (plus diverse que jamais chez Duceppe) applaudissait à tout rompre. Impossible de ne pas applaudir avec elle.

Héritage

Texte : Lorraine Hansberry. Traduction : Mishka Lavigne. Mise en scène : Mike Payette. Au théâtre Jean-Duceppe jusqu’au 5 octobre.

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