Un classique pour rattraper l’histoire

La présentation d’Héritage au théâtre Jean-Duceppe concentre beaucoup d’inédits pour un seul spectacle. Premier texte écrit par une dramaturge noire ou monté par un metteur en scène noir, première pièce dirigée par un anglophone dans l’histoire de la compagnie fondée en 1973. Preuve de la nécessité d’un rattrapage.
Mike Payette se fait constamment rappeler le caractère historique de son spectacle. « D’un côté, je me dis : quelqu’un doit bien commencer, dit le metteur en scène en riant doucement. De l’autre, c’est un grand compliment. Au début, il y a eu un peu de pression pour être la voix noire du Québec ou de l’art. Mais au fil du processus, j’ai laissé tomber certaines de ces pressions, parce qu’elles venaient de l’extérieur. Et mon boulot, maintenant, c’est juste de créer un excellent spectacle. »
Directeur du Geordie Theatre, très actif dans le milieu du théâtre anglo-montréalais, où il a notamment signé en 2015 un Hosanna dont un ex-collègue avait loué la « très fine direction d’acteurs », Payette inaugure aussi ici sa traversée du côté francophone. Il apprécie l’action des deux directeurs artistiques de Duceppe afin de créer une plus grande inclusion dans leur théâtre. « La communauté noire est vibrante et veut voir ses histoires représentées, de la même manière que les autres le sont. »
Lorsque Jean-Simon Traversy et David Laurin l’ont contacté avec une proposition de deux pièces potentielles, Mike Payette a choisi A Raisin in the Sun. Pour ouvrir la « porte à un nouveau public », il faut s’appuyer sur un texte vraiment fort, croit-il. « Cette pièce, qui demeure un classique moderne, est l’une des plus importantes, à mon avis, du théâtre contemporain, pour plusieurs raisons. Elle a été écrite juste avant le mouvement des droits civiques aux États-Unis et après plusieurs cycles de migration où des communautés afro-américaines déménageaient du Sud au Nord. Lorraine Hansberry était en avance sur son époque. »
Née en 1930 à Chicago — de parents militants qui s’étaient battus avec succès devant la Cour suprême pour obtenir le droit d’habiter dans un quartier « blanc » —, emportée par un cancer à 34 ans, la brillante auteure avait elle-même marqué l’histoire, notamment en devenant, en 1959, la première dramaturge afro-américaine à être produite à Broadway.
Mais surtout, pour Payette, Raisin in the Sun aborde des enjeux dont on discute encore aujourd’hui. Comme les différences de classe, entre les privilégiés et les autres. « Qui a le droit d’accéder aux possibilités, qui a le droit de rêver ? Et encore plus intéressant, je crois, est la discussion sur les rôles des hommes et des femmes, au foyer comme dans la société. »
Mike Payette évoque même les problèmes actuels de logement et d’embourgeoisement de quartiers populaires qu’on connaît à Montréal (à preuve, ce charmant café de Saint-Henri où nous nous rencontrons), avec ses déplacements de populations pauvres. Grâce à cette pièce écrite il y a 60 ans, il est « fascinant de voir tout le chemin parcouru ou [à l’inverse] combien certains de ces problèmes sont demeurés enracinés dans notre société. Et au-delà de l’unicité de l’histoire de cette famille noire, ces sujets sont universels ».
Rêve américain
Serrée dans un logement pauvre de Chicago, la famille Younger attend une prime d’assurance qui lui permettra enfin d’améliorer son sort. Mais les rêves des membres de la famille divergent : un magasin d’alcool pour le père (Frédéric Pierre), qui se sent humilié par son métier de chauffeur ; des études en médecine pour sa moderne sœur de 20 ans (la voix de l’auteure) ; une maison pour la matriarche (Mireille Métellus). Quelles sont leurs chances dans une société encore marquée par la ségrégation ?
Chacun veut sa part du rêve américain, et dans les périodes difficiles, quand les individus sont en compétition pour essayer d’obtenir la même chose, cela fonde une « tension culturelle compliquée », expose Mike Payette. « Mais il y a ceux qui sentent qu’ils y ont droit et ceux qui n’ont jamais eu cette chance. D’où le clash. Et je pense qu’on voit l’histoire se répéter aujourd’hui, dans des secteurs des États-Unis où l’on parle de nationalisme ou de suprématie blanche. Et ça crée une malheureuse cassure entre des communautés qui devraient être des alliées. »
Je pense qu’on voit l’histoire se répéter aujourd’hui, dans des secteurs des États-Unis où l’on parle de nationalisme ou de suprématie blanche
Héritage illustre aussi l’expérience différente de diverses générations d’Afro-Américains. « Quand on regarde cette famille, on voit vraiment le passé, le présent et le futur. » Et on constate un fossé générationnel, par exemple entre la jeune sœur qui tente de dépasser une histoire qu’elle n’a pas vraiment vécue et ceux qui sont très connectés à un passé d’oppression qu’ils ont subi.
Les questions identitaires posées par Beneatha Younger demeurent étonnamment actuelles. « Le débat est : comment pouvons-nous avancer tout en reconnaissant les injustices qui ont été faites, mais sans les laisser être la force motrice de tout ce que nous faisons ? Qu’est-ce qui est perdu, laissé derrière si on se détache de cette histoire ? »
Selon le créateur, Lorraine Hansberry ne propose pas de solution à tous ces problèmes. « Elle pose plutôt une loupe dessus, de façon que nous, à la fin du show, puissions avoir un dialogue, afin d’évoluer ensemble, au lieu d’être chacun dans notre propre silo ou de nous sentir différents. C’est une chose que j’espère que la production va susciter après. »
Par-dessus tout, résume le metteur en scène en anglais, il s’agit d’une famille, de personnages auxquels on peut s’identifier. « Ce n’est pas une pièce sur la race ou sur la politique — c’est la toile de fond. Le cœur de l’histoire, ce sont ces personnages qui essaient simplement de s’en sortir au jour le jour. »
Distribution
La difficulté de réunir une distribution a parfois été évoquée par certains comme un obstacle à la diversité sur scène. Le posé Mike Payette n’accepte pas cette excuse. Lui n’a pas eu de mal à dénicher neuf acteurs noirs pour jouer en français. « On a tenu des auditions, ce qui n’arrive pas très souvent du côté francophone, parce qu’il y a un vrai star system au Québec. Ça n’existe pas du côté anglophone, donc on fait toujours des auditions. »
Pour cette pièce, il a évalué des douzaines d’interprètes, très heureux d’être « considérés » pour une fois. « Et j’ai vu des gens très talentueux. Ils devraient avoir davantage d’occasions de jouer. » Ces acteurs existent et il faut faire le travail nécessaire pour les trouver, dit-il en substance. « Maintenant, je pense que quelque chose est en train de changer. On ne peut plus être à l’aise avec le statu quo. »