Le désenchantement d’une romantique déçue

À sa troisième pièce, Catherine Chabot s’assume de plus en plus comme auteure. La comédienne, qui était venue un peu par hasard à l’écriture, en donnant forme aux échanges collectifs du célébré Table rase en 2014, y a développé un amour durable du dialogue. « C’est ce qui m’a révélée au désir d’entendre les gens se parler. »
Il y a une approche quasi sociologique chez l’auteure de Dans le champ amoureux, qui adore se nourrir d’essais. Pour Lignes de fuite, créée au Théâtre d’Aujourd’hui, elle a aussi sondé six jeunes trentenaires, issus de différents milieux, afin de comprendre où sa génération se situait par rapport aux idéaux politiques. Sans inspirer directement ses personnages, leurs réponses — sur le féminisme, la souveraineté, la langue française, le Printemps érable… — lui ont permis d’exposer différents points de vue dans une pièce où « les relations deviennent en elles-mêmes politiques ».
Son constat ? « À partir de 30 ans, il y a une espèce de deuil des idéaux, et on passe à une autre étape de la vie. » On se demande où on est rendus, sur le plan de la carrière, par rapport à l’image des autres et à nos propres attentes. « C’est pourquoi on dit que les gens se “droitifient” en vieillissant, après l’emballement de la vingtaine. Il y avait ce même désenchantement chez des acteurs du mouvement étudiant que j’ai rencontrés. »
Catherine Chabot est elle-même une endeuillée de la grève de 2012, un mouvement social dont l’écho dans diverses oeuvres (pensons au récent ColoniséEs d’Annick Lefebvre) témoigne de son importance pour une génération à qui il a permis de se politiser, de rêver à un réel changement. Et qui a donc chuté à la hauteur de ses espoirs.
Ce phénomène de repli sur soi, après un engouement « lyrique » politique, se répète de manière cyclique, estime la dramaturge. « On passe à travers des moments historiques, puis on est rappelés à l’ordre. Et on recommence. » Devant le souper riche en bons mets et arrosé de cynisme qu’illustre Lignes de fuite, on pense d’ailleurs un peu au Déclin de l’empire américain et à sa période postréférendaire.
Relations toxiques
Catherine Chabot a écrit une tranche de vie hyperréaliste, sans ellipses, ancrée dans l’ici-maintenant par ses références réelles. « Ce que j’aime, c’est de faire croire à la vraie vie. Même si on sait très bien qu’on est au théâtre. Mais j’aime cette épaisseur du quatrième mur, qui fait qu’on a l’impression d’assister à un moment de la vie auquel on n’est pas conviés. »
La situation, un souper entre six amis, évoque un peu celle de Table rase — une pièce dont le Talisman Theatre s’apprête à présenter à La Chapelle une version anglaise, Clean Slate. Mais sur le plan des sentiments, Lignes de fuite pourrait presque être l’envers de ce récit de solidarité entre copines. Écho d’un monde actuel « atomisé, individualiste, désolidarisé ».
Ces trois amies du secondaire qui se retrouvent avec leur conjoint ou conjointe pour une soirée tumultueuse sont figées dans des relations toxiques. « Les personnages sont tous prisonniers de l’image que les autres se font d’eux, d’une certaine version d’eux-mêmes. On se met beaucoup dans des boîtes. Je pense que chacun devrait saisir sa ligne de fuite. » Le titre renvoie à un concept philosophique de Gilles Deleuze qui désigne, en gros, « de sortir du territoire qu’on connaît pour s’imaginer autre ». Un parcours d’émancipation à la destination inconnue, qui rompt avec l’ordre établi.
Les personnages sont tous prisonniers de l’image que les autres se font d’eux, d’une certaine version d’eux-mêmes. On se met beaucoup dans des boîtes. Je pense que chacun devrait saisir sa ligne de fuite.
La pièce multiplie les répliques grinçantes. La dramaturge, qui affectionneles personnages avec le sens de la répartie, désirait dépeindre le cynisme ambiant. À commencer par le sien. « On se terre sous six degrés d’ironie. Moi-même, je fais beaucoup ça. Avec mes amis, on dit parfois des affaires terribles. Mais c’est pour se protéger. »
Sylvain Bélanger — « un directeur d’acteurs incroyable, tout désigné pour monter le spectacle » — travaille à exposer l’humanité des personnages, dont l’alcool et la fatigue viennent en cours de soirée éroder les couches protectrices.
« Comme dans mes deux premières pièces, il y a un apport des acteurs. On remet le texte en question jusqu’à la fin. Je suis dans la réévaluation constante », dit l’auteure, qui joue elle-même dans la création, afin d’être aux premières loges pour recevoir les commentaires, modifier le texte si besoin est, et y intégrer les perles impromptues qui surgissent en répétitions.
Tous de droite
Le texte, qui peint une « multiplicité de points de vue », dissèque aussi nos contradictions. « On n’est pas notre discours », constate l’auteure. Son personnage le plus progressiste, finalement, c’est le bon gars qui ne prétend pas l’être… « Et notre posture politique, qu’elle soit de droite ou de gauche, est souvent liée à des affects qui ne sont pas nommés. C’est lié à notre enfance, à des rencontres… »
Pour Catherine Chabot, la gauche semble un idéal difficilement accessible à nos contemporains très individualistes. « C’est dur, être de gauche. Je pense que personne n’y arrive. On est tous de droite, finalement [rires]. Parce qu’on est tous pris avec nos besoins égoïstes. »
Cette « romantique déçue » trace donc ici un portrait dur, cruel. Et elle épingle nos incohérences sans s’épargner. « Toutes les critiques, dans le spectacle, je me les adresse aussi à moi-même. Nous, les Y, avons un rapport schizophrénique au monde. Deux voix parlent dans notre tête : la fin du monde approche et profitons-en, carpe diem ! Qu’est-ce qu’on fait ? »
Sa pièce reflète ses inquiétudes quant à l’état actuel du monde, nourrie aussi par l’écoanxiété, ce sentiment de vertige qu’elle ressent chez ses contemporains devant l’alarmant rapport du GIEC sur les changements climatiques. « Ce n’est pas en posant des gestes individuels que ça va changer. Alors, on est dans une impasse totale. Je n’ai pas beaucoup d’espoir. Mais c’est dur, parce que j’aimerais avoir des enfants ! »
Parler de ce qui est douloureux, c’est la façon de survivre que Catherine Chabot a apprise dans une famille où on disait les choses sans faux semblants, où on riait pour ne pas pleurer. Toute sa vie, elle a vu le spectre de la mort planer au-dessus de son père, atteint d’une maladie dégénérative du coeur. « On s’en est toujours sortis en faisant des blagues avec ça. »
Elle a toujours vécu avec la conscience de cette gravité. « J’ai appris à gérer la catastrophe, je n’ai pas eu le choix. Alors, qu’est-ce qu’on fait avec toutes ces infos [pessimistes] ? On essaie d’en parler dans une pièce pour passer à travers… »