Patti Smith, icône de liberté

La pièce créée à Espace Go prend la forme d’une sorte d’«hymne à la création» lumineux, qui donne beaucoup de place à la musique et à la musicalité de la poésie, décrivent ses deux auteurs, Brigitte Haentjens et Dany Boudreault.
Photo: Marie-France Coallier Le Devoir La pièce créée à Espace Go prend la forme d’une sorte d’«hymne à la création» lumineux, qui donne beaucoup de place à la musique et à la musicalité de la poésie, décrivent ses deux auteurs, Brigitte Haentjens et Dany Boudreault.

Chanteuse, poétesse, écrivaine, photographe, Patti Smith est une véritable icône de l’art américain. Parce que la nuit s’inspire librement de la vie et de l’oeuvre de cette précurseure du punk au timbre envoûtant qui aura contribué à « fabriquer son propre mythe ». La pièce créée à Espace Go prend la forme d’une sorte d’« hymne à la création » lumineux, qui donne beaucoup de place à la musique et à la musicalité de la poésie, décrivent ses deux auteurs, Brigitte Haentjens et Dany Boudreault.

Recruté d’abord comme interprète, le comédien et dramaturge — La femme la plus dangereuse du Québec, Je suis Cobain (peu importe) — a finalement coécrit le spectacle avec la metteure en scène. « Lorsque Brigitte m’a téléphoné, c’était presque un appel du destin. J’étais déjà un énorme groupie de Patti Smith, que j’ai connue par Gone Again, son album plus folk. Puis, la lecture de Just Kids est venue cristalliser ma fascination pour le début des années 1970 à New York. Une époque que je n’ai pas connue, mais Brigitte oui. C’est ce qui est intéressant aussi dans ce dialogue entre nous. »

Dans ce superbe récit autobiographique paru en 2010, Patti Smith évoque son arrivée dans la mégalopole à vingt ans, et sa rencontre avec un autre jeune mû par un désir absolu d’être artiste, avec qui elle partagera une existence bohème de création : le futur photographe Robert Mapplethorpe. Dans leur lien à l’art, ils sont « indissociables ». La créatrice est entourée, ou elle-même inspirée, par plusieurs grands artistes dont elle sait parler bellement. Si bien que pénétrer dans le monde de Patti Smith, comme le fait Parce que la nuit, c’est aussi toucher à l’univers d’autres créateurs : Rimbaud, Jean Genet, Sam Shepard. Et Jack Kerouac, le « lien du Québec à l’américanité. L’influence beatnik est majeure dans l’écriture de Smith », précise Dany Boudreault.

Interprète principale, la formidable Céline Bonnier aurait aussi beaucoup nourri ce spectacle au sens collectif « très fort ». La pièce n’offre pas une imitation de la créatrice de Horses, mais plutôt une évocation, une « diffraction » à travers plus d’une voix. Et d’autres personnages viennent donner leur point de vue sur la chanteuse. « On ne voulait pas que ce soit didactique ni psychologisé, explique Brigitte Haentjens. On désirait garder le côté performatif, éclaté. »

Paradoxale Patti

 

Ce qui fascine la metteure en scène chez Patti Smith, ce sont notamment ses paradoxes. « Elle a amené sur scène un look androgyne qui n’existait pas à l’époque. Mais en même temps, elle était une vraie groupie de tous les mâles qui passaient. C’était une poétesse qui est arrivée au rock’n’roll un peu par hasard. Elle a été jusqu’au bout du rock, puis elle a abandonné la scène [durant une décennie] pour faire des enfants, avant d’y revenir. C’est très rare. » Passionnée par les artistes féminines, la metteure en scène de Malina s’était plutôt penchée jusqu’ici sur des destins marqués par l’autodestruction. « Elle, elle travaille encore à 75 ans, elle est sur scène. Je trouve ça vraiment beau. »

Photo: Loïc Venance Patti Smith, précurseure du punk au timbre envoûtant

« On n’est pas juste dans un exercice d’admiration, insiste toutefois Dany Boudreault. Il y a vraiment des contradictions. Plusieurs féministes n’étaient pas d’accord avec sa vision, à certains égards. » Lui, à l’adolescence, était fasciné par son visage émacié sur la couverture de l’album Gone Again : « Je n’avais jamais vu de femme comme ça. »

Dès son enfance, Smith s’est rebellée contre les diktats imposés par une vision de la féminité. « C’est ultra actuel, dit le comédien. On s’est posé plusieurs fois cette question [des genres] durant le processus : c’est quoi être un homme ou une femme ? Et c’est quoi être soi-même, au-delà de cet aspect binaire ? Il y a tout un spectre. »

Pour la chanteuse, qui pouvait entrer en transe durant ses shows, l’art porte aussi une dimension transcendante, ajoute-t-il. « Elle a une quête profondément spirituelle. Elle cherche même à voir le visage de Dieu à travers le rock. » Le duo voit en Patti Smith l’incarnation d’un esprit de liberté.

Et de révolte face à l’ordre établi. Brigitte Haentjens est aussi frappée par l’absence de standardisation de l’art des années 1960-1970 par rapport à notre ère, avec ses chemins « à la fois policés et unidimensionnels. Ce qui est beau à cette époque, c’est l’inventivité, la création de nouvelles voies. Et on n’était pas dans le business ».

Dans mes phases de découragement, je me demandais : à quoi bon faire de l’art ? Pour qui ? Pour oser ajouter sa signature à tous ceux et celles qui nous précèdent, il faut avoir à offrir une illumination.

Cette image de l’artiste comme un être libre, en marge, contraste avec le désir actuel « d’être reconnu par la multitude. Aujourd’hui, on pense que si tu es artiste, il faut absolument que tu sois populaire. C’est difficile de rester dans la marge. Même en théâtre, il y a une grosse pression pour rejoindre le grand public. Mais [le dramaturge] Heiner Müller disait que le jour où tu plais à tout le monde, tu devrais commencer à te poser des questions ».

En fouillant l’histoire du punk new-yorkais, elle a exhumé une ère bien révolue, avec ses mouvements collectifs. Et ses artistes aux excès — toxicologiques, sexuels — assumés. De tels comportements ne sont plus tolérés publiquement et mettraient en péril la carrière d’un interprète, note Dany Boudreault. « On est dans une efficacité. La valeur du temps a tellement changé. On est disciplinés. »

« Mais ça revient à plaire à tout le monde aussi, intervient sa complice. C’est le jour et la nuit, être acteur, si on compare à ce que c’était il y a 40 ans ! Aujourd’hui, il faut que chacun soit bien élevé, poli et arrive à l’heure pour jouer à la télévision. Alors que moi, j’ai connu des générations d’acteurs : c’étaient des monstres ! »

Sans oublier l’attitude je-m’en-foutiste et railleuse déployée par les musiciens envers les médias, véritable « fuck you à l’institution ». En visionnant de nombreuses entrevues, le tandem a été fasciné par « le courage, l’intégrité » des artistes d’alors.

Le « formatage » en art

Doit-on regretter cette liberté ? La metteure en scène considère en tout cas qu’il faut se questionner sur le « formatage » en art. « C’est très difficile d’y résister. Et ça [concerne] aussi les modes de production. Ce n’est pas pour rien que je prends autant de temps pour faire mes spectacles. » De longues incubations qui permettent la profondeur. Un esprit que devrait aussi refléter Parce que la nuit. « C’est un spectacle rigoureux, mais avec beaucoup de liberté sur scène. Tout n’est pas mis en place. Il y a des moments d’explosion. »

Parce que la nuit

Texte : Dany Boudreault et Brigitte Haentjens, en collaboration avec Céline Bonnier. Mise en scène : Brigitte Haentjens. Dramaturgie : Andréane Roy. Une coproduction d’Espace Go, de Sibyllines et du Théâtre français du Centre national des arts. Avec Alex Bergeron, Céline Bonnier, Dany Boudreault, Martin Dubreuil et Leni Parker. Musiciens : Bernard Falaise, Rémi Leclerc et Alexandre St-Onge. À Espace Go du 5 au 31 mars.

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